Le rêve du python



"Il est faux de dire que l'argent permet de tout obtenir. On peut acheter de la nourriture, mais non l'appétit; des médicaments, mais non la santé; des connaissances, mais non la sagesse; du clinquant, mais non la beauté; du plaisir, mais non la joie"

 Arne Garborg (Ecrivain Norvegien 1851/1924)

Assis sur les marches, devant la porte ouverte, je regardais s'ébattre de petits poissons-chats dans quelque centimètres d'eau claire. C'est un étroit ruisseau, une rigole, venu d'on ne sait ou, qui s'écoule comme une douve autour de la maison du Ranger, à Talo Udang. Il y à même un petit pont de planches, qui évite d'enjamber le frêle cours d'eau, bizarrement, c'est l'image qu'il me reste toujours- étrange phosphène- de ce lieu de vie humain incrusté, enchâssé dans une forêt qui aspire seulement à le dévorer. Mon sac est prêt et mon dos me fait souffrir, tribut douloureux que je verse sans une once de remords. Il est temps de reprendre la route, je jette un dernier regard vers ces volets toujours ouverts, géniteurs de rêves indéchiffrables. Nous serrons la main du Ranger et de son épouse, elle nous lance une incantation de bon retour, avec sa voix haut perchée et j'entends encore son grand rire s'éteindre.
Ainsi nous sommes repartis, par le même chemin, mais différent dans nos têtes et quand, le soir, enfin de retour je me suis étendu, épuisé, sous ma tente au bord de la plage, j'ai eu l'impression de revenir de bien plus loin, d'une extrémité du monde.

Cette nuit était plus épuisante que le jour, vue d'un œil sans sommeil, à travers un vitrail en camaïeu de gris. Le matin m'a délivré et j'ai respiré l'air matinal comme un qui sort de prison. Les membres un peu ankylosés, la bouche et le cerveau empâtés de scories, il fallait néanmoins que je bouge. J'ai préparé mon sac, le rituel, la cérémonie après laquelle je ne puis plus reculer, je me suis poussé moi-même en avant, au combat contre ma propre inertie.
Plus j'avançais et plus ma fatigue, cette impression d'être coulé dans du ciment s'estompait. J'ai quitté le chemin de terre, descendu le talus, la jungle m'a avalé, la sensation tangible d'écarter un rideau opaque, de franchir une porte vers une autre dimension, de devenir invisible au commun. Et c'est vrai que tout devient différent, mes sens deviennent plus affûtés, mon regard saisit des mouvements infimes dans les ombres, à la limite de la perception. Les odeurs, les parfums, me désorientent un peu, j'ai peine à saisir leur provenance. Les fragrances se déplacent comme des êtres à part entière, parfois bien loin de ce qui les à générées, papillons de senteurs étrangères, vireuses ou suaves, exhalaison du bois pourri réduit en pulpe nutritive, relents familiers des mycéliums et de leur royaume d'ombres secrètes. Les effluves montent du sol, de la terre, des racines, descendent et coulent des branches, de la canopée, le long des lianes et flottent au-dessus de l'humus, à portée de mes narines. Je suis étranger ici, importun aussi, mais malgré tout toléré tant que je fais preuve de respect envers chaque chose, chaque être. C'est un peu comme si je pénétrais dans un appartement qui n'est pas le mien avec pour obligation de ne rien déranger, de ne pas déplacer le plus petit bibelot sur une étagère de ne pas fouiller dans les tiroirs, et encore moins de laisser une souillure, une trace vulgaire. Le tout, c'est de me faire oublier, de devenir comme un locataire, une figure familière, m’effacer, disparaître une deuxième fois ou bien le croire...
J'aborde "ma" petite cascade de la même manière que je pénètrerais dans un lieu sacré et c'en est un, un endroit de recueillement et de méditation, un havre de paix, le bruit et le mouvement de l'eau, sa transparence, le chant d'un oiseau, la danse silencieuse du fretin d'argent dans l'onde frissonnante. Au-dessus de moi, les arbres sont des colonnes, des arches de temple. Je frissonne à l'idée que cet endroit puisse disparaître ou seulement être corrompu par des présences anachroniques, obscènes, d'humains voleurs de rêves. Ils sont ainsi, je le sais, je l'ai vu, ceux-là qui sont incapables de forger leur propre mythologie et qui cherchent à s'approprier les rêves des autres. Ils marchent sur vos traces, ces fantômes, dont les pas ne laissent pas d'empreintes, sans imagination, ils ne peuvent que tenter de copier, vampiriser un phantasme bien modeste mais trop grand pour eux.
Sur le sentier du retour, mon œil à accroché un objet étrange que mon cerveau à mis quelque secondes à décrypter. Je me suis approché, c'était à une dizaine de mètres, de l'autre côté du ruisseau, sur une roche plate, une chose vivante mais immobile. Oui, un beau python, enroulé sur lui-même, plongé dans le sommeil léthargique de la digestion. Ses écailles s'irisent de reflets moirés semblables à des arc-en-ciel. Il dort? peut-être, ou bien comme je le pense à t-il senti ma présence, sa tête triangulaire repose sur ses anneaux puissants, ses yeux d'or pâle, sans paupières, ne cillent jamais. Il donne l'étrange impression de me surveiller et en même temps de ne pas me voir. Dans quel ailleurs vogue l'esprit d'un reptile, est-ce qu'il rêve, dans la pénombre des grands arbres, sûr de sa force en repos? Je me suis approché, mais pas trop quand même, pour lui tirer le portrait, c'est le genre de rencontre dont j'aime garder une trace quand bien même si cette trace n'est que le reflet falot du réel. Mais en vérité c'est en moi que j'ai gardé l'empreinte véritable de ces instants, tout ce que la photo ne peut conserver, l'excitation, la beauté du moment, tout ce qui frémit dans l'air, le ressenti, le magnétisme qui se dégage d'une telle scène et que les mots non plus ne peuvent décrire.
Le flash met en valeur le reflet des écailles..
A regret, j'ai abandonné le python à ses rêves, mais l'instant ne peut se prolonger indéfiniment. J'ai repoussé de nouveau le rideau pour passer de l'autre côté, je suis redevenu visible, je suis redevenu celui que je n'aime pas être, ce petit homme, dans sa petite vie...





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