La parole des cascades
Je respire la forêt et la forêt me respire, l'intrusion des brutes me perturbe, les ouvriers qui bétonnent la route ont été vus s'enfonçant dans les bois le soir, une lampe dans une main, un pistolet dans l'autre, pour chasser les animaux, les "mouse-deers", je pense. Ces petits animaux, à peine plus grands qu'un gros lièvre ont le tort d'être goûteux, ils poussent quand ils ont peur, d'étranges gloussements plaintifs. J'ai des craintes pour l'avenir de cette île et je n'ai pas envie de la voir devenir un autre ghetto touristique: resorts et plages privées, mais je sais que je peux toujours marcher au plus profond de la forêt, loin des termites humains, tant qu'il y aura des forêts.. Je peux jouer à faire semblant que le monde des hommes n'existe pas même si c'est pour un temps limité, je peux trouver d'autres endroits oubliés avec des noms qui chantent: Bornéo, Sulawesi, je peux trouver des lieux qui me feront rêver... Dans l'espace de temps qui me reste, je peux dormir et songer dans les bras des arbres, dans le sein des eaux limpides, sous les feuillages qui m'enlacent et me connaissent. Que m'importent la pluie et la tempête si mon sommeil est doux, si mes rêves sont vivants, je suis trop vieux pour avoir peur...
Nature qui nous embrasse, dicte-moi des choses délicieuses à dire, rends-moi débonnaire et indulgent devant ce premier matin plus suave que l'amour, donne-moi les armes pour lutter contre ce mal qui nous ronge. Je veux juste être indolent et futile, sans mensonge, sans fourberie, seulement intègre et fidèle, seulement un humain en quête d'une portion de bonheur... Mon ombre est un autre reflet, loyale et magnanime elle ne donne pas la mesure des changements et suit mes pas en silence, sous les frondaisons, elle se dilue, fantôme sombre dans ce monde clair-obscur. Je marche dans un cosmos de chimères vertes, au-dessus de ma tête parfois, le peuple des oiseaux fait silence et sur les feuilles mortes, je peux entendre glisser la mort écailleuse, taciturne et feutrée qui me fuit sans crainte...
La fatigue de l'effort est une saine ivresse, le corps s'amoindrit, perd sa souplesse comme une glaise qui durcit mais libère l'intuition et l'imaginaire, la raison n'est plus qu'un moteur auxiliaire en panne sèche. A la frange du réel, je vois se mouvoir d'autres vérités. Sur la panse glabre d'un socle de grès, je m'assois et j'écoute vibrer dans l'air humide, la parole d'une cascade familière. Elle me parle du monde qu'elle à connu et qui ne sera plus. Elle me parle des autres mondes à venir. Un doigt de lumière tombe des feuillées, caresse mon front d'un chaud baiser, traverse le voile de mes paupières closes, je relève la tête pour le regarder en face. Par jeu, il à juste le temps de me lancer au visage une poignée d'aiguilles scintillantes puis il s'évanouit, salué par les arpèges moqueurs du ruisseau sur les roches verdies. C'est ainsi toujours, tel un messager bienveillant qui aurait posé sa main sur mon épaule et soufflé à mon oreille: "il est temps de partir...". Je dois poser mes pas sur le chemin du retour, chargé d'un fardeau léger, plus précieux que l'or, plus chatoyant que les gemmes.
Avec lenteur j'arpente le sol humide, dans un déchirement soyeux l'air s'ouvre devant mon corps trop lourd. Loin devant, cet oiseau impatient qui volète gaiement, entre les troncs brandis et les feuillages griffus, c'est seulement mon émotion, délivrée de sa cage.
Aujourd'hui encore, j'ai pris sans les voler, des trésors sans prix et je peux les offrir pour rien, d'un geste maladroit...
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Allez, sois pas timide!