Les mouettes sont des oiseaux de paradis
J'ai ouvert mon volet ce matin, le soleil se levait, éblouissant dans un ciel déjà bleu j'entendais la mer frapper la dune, tout près. De subtils rayons de lumière orangée eclaboussaient par en-dessous un vol de mouettes paresseuses. Elles tournaient lentement, volant bas et sans hâte, changées par la magie des premiers rayons en un flamboyant vol de phénix et d'oiseaux de paradis. Elles semblaient prendre plaisir à cette transformation fugace, poussant des cris presque joyeux . Toutes à la joie d'échanger pour un instant leurs tristes costumes gris contre des parures plus nobles elles semblaient s'admirer entre elles comme on regarde sa propre image dans un miroir. C'était l'été, la clarté et la pureté de l'air me poussèrent au-dehors.
Je marchais sans but, le nez au vent, par les rues presque désertes, éclaboussées de lumière rose et d'ombre bleue. En émergeant de mon rêve éveillé, je me rendis compte que j'étais juste devant la façade défraîchie d'un minuscule bistrot que je connaissais bien: celui de mon ami Gégé. Il y avait de la lumière à l’intérieur, et cela m'étonna à cette heure matinale, en m'approchant un peu je le vis derrière son bar, en train de laver et d'essuyer des verres. Cela faisait plusieurs semaines que je n'étais pas venu, je poussai donc la porte vitrée et entrai. Gégé ne broncha pas, il ne se retourna même pas, le dos arrondi sur sa tâche, j'entendais parfois couiner le torchon dans les verres humides et le son léger à chaque fois qu'il en reposait un à l'envers à la suite des autres.
Au moment ou j'allais repartir, jugeant que j'étais importun, j'entendis la voix un peu lasse de Gégé qui s'adressait à moi: "Je te fais un café Jipé?" Il disait parfois qu'il reconnaissait ses clients sans même les regarder, à la manière dont ils poussaient la porte de son rade, j'avais traité cette révélation à la manière d'une fanfaronnade et j'avais eu tort. Les gens que nous croyons connaître nous étonnent parfois de la plus étrange des manières.
Je me suis accoudé au bar "dans la position du tireur debout" comme dirait Riton, pendant que mon ami s'affairait sur le percolateur. "Çà va?" j'ai demandé, sans originalité. "Bof.." à répondu mon interlocuteur. Il y à eu un court silence comme pour digérer les implications de cet échange laconique. Et puis Gérard s'est retourné vers moi, il avait l'air fatigué et triste, j'ai compris que la raison de sa présence matinale devait être l'insomnie: "Tu savais que Minnie et moi on s'était séparés?". Minnie" c'est Mélanie, son épouse depuis bientôt vingt ans et la nouvelle me laisse un peu désemparé, je ne sais plus quoi dire, j'aurais voulu n'être pas entré et avoir évité cet instant pénible. Tout ce que je trouve à dire c'est: "oh merde! non, j'étais pas au courant.." avant qu'un silence gênant ne se réinstalle, je lui demande ce qui s'est passé, tandis qu'il pose devant moi un expresso fumant, noir comme de l'encre et qui sentait bon le matin.
Il s'est raclé la gorge, "tu vois, on ne s'entendait plus du tout, sur tout ou presque tout.." il prit sous la machine une seconde tasse et s'enfila en grimaçant, une gorgée du café brûlant: ""En fait, je me suis rendu compte qu'on faisait semblant d'être pareils, d'avoir les même gouts, tout ça... et puis au fil des années quelque chose n'a plus fonctionné, on s'est aperçu, du moins c'est ce que je crois, que nos rêves et nos aspirations étaient différents, qu'on était différents.." il regarda sa tasse et poussa un long soupir en contractant ses poumons, un peu comme un fumeur expulse la fumée d'une cigarette: "depuis deux semaines, je ne dors pratiquement pas, alors je réfléchis, je me demande pourquoi on veut toujours que les autres nous ressemblent alors que de toute évidence nous sommes tous différents. On fait des efforts on s'oblige à être pareils pour ne pas être rejetés et le résultat c'est qu'on vit toute sa vie dans le mensonge, et qu'on souffre sans savoir pourquoi, on essaie de ressembler aux autres et on leur en veut quand on s'aperçoit que ce n'est pas possible..." Il se tut, comme épuisé par la phrase la plus longue que j'aie jamais entendu de sa part.
Il me dévisageait de son regard triste, mon café commençait à refroidir, j'en bus une gorgée pour me donner le temps de forger une réponse. "Tu vois..." dis-je finalement, " ...c'est le plus vieux mécanisme du monde, dans les grandes lignes, nous sommes tous pareils face à la vie, l'aspiration au bonheur, les joies, les peines, le plaisir, la souffrance, mais si cela nous arrange, nous feront de l'autre un être si différent qu'il nous paraîtra même légitime de le rejeter voire de l'éliminer comme un déchet dans les cas extrêmes...". "Oui, c'est le mécanisme des guerres.." coupa Gégé qui m'écoutait en hochant la tête "et des génocides.." ajouta-t'il encore, il vit qu'il m'avait coupé dans mon élan et s'excusa, me priant de continuer.
Je repris la parole: "et comme tu disais, nous sommes tout de même différents, dans notre vécu, nos caractères, nous sommes ce que la vie à fait de nous, il ne faut pas s'illusionner, il est impossible de regarder l'autre et de se voir comme dans un miroir quelque soit notre désir, il est juste possible de faire des concessions et d'accepter les différences de les comprendre, voire de les aimer, mais bien sur c'est toujours facile de le dire, je suppose que c'est une part de l'évolution humaine encore à venir, en ce qui me concerne, je le sais, mais ne l'applique pas souvent...". Gégé hochait toujours la tête "Ouais, c'est vrai, faut commencer à se dire qu'on est pas parfaits et le penser vraiment.." finit'il par dire, "mais ça ne me console pas de le savoir...". Il déposa sa tasse vide dans l'évier et prit un verre à "shots" il se versa un Cognac et l'envoya derechef dans son gosier, se tournant vers moi il demanda, avec un mouvement du menton: "t'en veux un?", j'hésitai, sept heures du matin, un peu tôt pour le Cognac, mais d'un autre côté en refusant, je donnais l'impression de ne pas compatir à ses malheurs. "Ok!" dis-je, dehors la lumière avait changé, les gens sortaient dans la rue, les mouettes avaient quitté leur habit de lumière.
J'aime beaucoup cette tranche d'humanité.
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