Les roches rouges



"La vraie beauté n'est pas celle qu'on a du plaisir à contempler, mais celle devant laquelle on doit fermer les yeux."

Etienne Rey

Les étranges sommeils, sous des fenêtres béantes pleines d'ombres effrayées, de présences frôlées. La nuit elle-même semble vivante, elle pourrait être épouvante, tissée dans la matière multiforme des peurs enfantines, taillée dans une brume obsidienne, matrice des cauchemars. Mais elle est uniquement la vie, quand le soleil n'éclaire pas cette partie du monde seulement habitée par des assassins peureux et des proies craintives, esclaves de l'instinct de survie tout comme nous. La nuit est peuplée de regards, des yeux par millions, des prunelles d'or ou de feu qui scrutent et voient avec acuité quand nous sommes aveugles. La forêt est une muraille charbonneuse traversée par les éclairs glaçants d'un cri d'agonie ou de colère, la mélodie flûtée d'un chant d'amour, Le chœur éperdu des insectes et des batraciens tapis par multitudes sous les feuilles humides et dans la boue du marais.
Ainsi quand je m’éveille ici, il me semble toujours être de retour d'une aventure, rescapé des péripéties troubles d'une histoire dangereuse, à peine vécue déjà oubliée. Le sombre s'est replié dans ses quartiers et son peuple craintif dans des rêves de vampire chassé par la lumière.

Nous avons deux heures avant que la marée ne remonte et que le flot soit assez haut pour nous empêcher de revenir. Nous devons longer la rive caillouteuse, là ou se risquent les audacieuses racines, étirées à l'extrême limite de leurs forces, brûlées par le sel. En embuscade, un figuier étrangleur dresse sa face pâle au dessus des eaux, avec comme une bouche ouverte sur un cri de guerre, un bras dressé dans un combat du silence, livrant une lutte à mort dans une autre mesure du temps.
La rive est parsemée de sources musiciennes sorties de la colline rocheuse et qui semblent avoir traversé d'obscurs royaumes souterrains pour enfin couler ici, scintiller et chanter, tracer des sillons sur le sable mouillé.
Plus loin, il y à encore une forêt de palétuviers, haut dressés sur leurs ergots, légion d'arches noires ou miroitent des émeraudes laiteuses, gemmes marines piégées entre la boue et la lumière.
Au jour enfin, le soleil, hissé avec lenteur dans un ciel nu, commence à nous crucifier sur les roches rouges, déjà brûlantes. La mer indifférente est lisse, crémeuse presque, avec juste un léger clapot pour dire qu'elle est là, mais qui l'oublierait?
Le promontoire franchi, nous découvrons une plage de sable jaune bordée de jungle, une verdure imposante, qui déferle sur le sable en vagues feuillues, bien plus hautes que les vagues d'eau, un "raz-de-forêt" immobile, figé sous la fusion ardente ruisselant des cieux. Sur les eaux de la baie sommeillent quelque esquifs de bois rouge, peints de couleurs vives, rien ne bouge, un aigle-pêcheur invisible pousse une plainte éraillée, des singes s'épouillent en silence et nous guettent dans la pénombre verte.
Au bout de la plage, il y à des roches visqueuses semblables à de trop vieilles carapaces de tortue et une vase verdâtre, vorace, qui cherche à engloutir nos chaussures de marche. 
Notre balade se termine sur de gros blocs de grès rougeâtre, acérés, brisés encombrés de troncs amputés dressant leurs membres pétrifiés d'une blancheur d'os. Il est temps de rentrer avant que la marée ne nous en empêche et de toute manière, nous ne pouvons aller plus loin. Je ne peux pas m'empêcher d'aller jeter un coup d’œil dans la jungle derrière la plage, mais je n'ai pas assez de temps, je peux tout de même voir qu'il y aurait une exploration à faire un jour, à condition de déterminer comment revenir. J'aime bien me laisser des balises d'insatisfaction, des choses stimulantes à faire, des mystères que je suis seul à voir, qui n'existent sans doute que pour moi. Mais n'est-ce pas terriblement humain que de se donner des énigmes à résoudre et dès que l'on y parvient, en chercher d'autres plus difficiles, plus excitantes?



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