Les racines de l'eau



"Je ne veux désormais collectionner que les moments de bonheur."

 Stendhal

Le lendemain, je me suis réveillé aux aurores, le jour s'approchait sur la pointe des pieds, foulant sans bruit une poussière de nuit peuplée de rêves étranges et de bêtes invisibles. Je m'étonnais d'être là, si loin de mon univers, dans ce coin de planète, isolé du rugissements des foules, de la folie des hommes.
A mesure que la lumière prenait possession des arbres, du sable et de l'eau, je le sentais, un peu de la fatigue du jour précédent, s'était diluée dans l'encre nocturne, couleur de cendres et de charbon précieux.
Je suis venu jusqu'ici debout sur mes jambes au bout de mes pas. Mes yeux ont pris des choses que j'ai peine à comprendre, comme des entités étrangères vivant dans mon crâne, parlant un autre langage. Ils ont compris les nuances subtiles du vert, le vert n'est pas une couleur, il est plusieurs couleurs, différentes d'intensité, de chaleur, de parfums et de sons. Le vert du feuillage, est le vêtement du monde, un ensemble d'accords qui tissent la trame d'un tissu, d'une soie musicale, une symphonie universelle. Je dois être fou de croire réelles ces sensations intangibles mais je m'en fous, je ne veux tuer personne pour vous forcer à me croire. Ce que je pense vis seulement dans la gelée rose qui me sert de cerveau, cela me semble juste parce que ça n'implique pas de vouloir du mal à qui ne me comprends pas, je ne pense même pas avoir raison...
Je me suis levé ce matin-là, comme on ouvre un volet dans une maison abandonnée: ça coinçait un peu, mais je ne devais pas partir bosser par un froid matin d'hiver, j'étais seulement au bord de la mer, au bout de la jungle, entre l’équateur et le tropique du cancer.
Stefano traînait autour de la maison, je partais au long de la plage, il m'a rejoint et nous sommes allés visiter la forêt de mangroves. Ces arbres étranges sont debout sur de maigres pattes d'insecte multipliées à l'infini, entrelacées comme par jeu, plantées dans le sable et la vase. Ils forment une cohorte fantomatique à cheval entre deux réalités: la terre sombre et l'eau vitreuse, leurs doigts de feuillages, haut au-dessus de nos têtes, prennent la lumière pour plus de mystère. J'ai l'impression de marcher dans une cathédrale de bois et de fange, dédiée à des dieux sombres, non pas maléfiques mais ombrageux et pensifs, réfléchissant tristement au devenir du monde.
Une étroite passerelle de rondins, assemblés de clous et de corde, traverse entre les racines, au-dessus des eaux, jusqu'à l'embouchure de la rivière. Elle est lisse et fière à marée haute, car elle ressemble à un fleuve, seulement gonflée par les eaux salées d'une mer véloce. Sous le soleil implacable, les palétuviers somnolents crispent leurs membres grêles, fichés dans le sable de la baie.
Il y à paraît-il une piste qui contourne les infranchissables mangroves et les marais qui les bordent. Pet, le ranger nous indique ou elle commence, il y à des marquages à la peinture rouge au début, et puis plus rien. Au bout de deux ou trois heures, nous sommes presque perdus, plus de repères, de l'eau, de la boue, une végétation hostile et des insectes qui ne le sont pas moins. Nous rebroussons chemin, un peu déçus, dévorés par les moustiques et les mouches mais nous avons trouvé un citronnier géant qui donne des fruits gros comme des pamplemousses au goût délicieux, le seul problème, c'est qu'il faut attendre qu'il tombent: les branches sont bien trop hautes.
Demain, quand la marée sera basse, nous irons le long de la côte rocheuse, de l'autre côté, vers l'est, en attendant, un pêcheur vient de porter un plein seau de poisson frais, "remerciement" sans doute, pour le ranger qui ne les tracasse pas alors qu'ils pêchent dans les eaux du parc national.
Une fois encore, je regarde l'ombre envelopper tendrement les grands arbres alentour. D'ici on ne voit pas se coucher le soleil, on aperçoit seulement une lueur d'incendie au-dessus de la jungle, un vêtement sanglant avec un ourlet sombre, un rideau tiède, tiré sur la fenêtre du jour.

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