La piste oubliée...(1)



                                                    Cela me hantait depuis l'an dernier, peut-être même avant, vous voyez, le genre de chose qui vous tente mais qui paraît un peu hors de portée, parfois sans trop de raisons si ce n'est le manque de confiance en vos propres capacités. Là, ce qui me bloquait un peu, c'était la crainte de ne pas être à la hauteur physiquement: je ne suis plus tout jeune et la conscience de la détérioration de mon corps au fil des années m'a rendu pessimiste. L'an dernier, deux nanas, un couple de lesbiennes très sympas, mais un peu inconscientes, qui, connaissant mon goût pour la jungle et la randonnée, m'avaient branché pour que je les emmène tout au sud de l'île par la piste abandonnée.  J'avais décliné, pour la bonne raison que je ne pouvais pas prendre la responsabilité d'emmener des inconnues dans un trek dont je ne connaissais pas les difficultés.Cette fameuse piste est une étroite route, construite par les prisonniers au temps du bagne et qui rallie la baie la plus au sud de l'île, ou se trouve une station de rangers: Talo Udang.
Je ne le savais pas encore, mais il s'agissait d'un chemin de terre et de cailloux, rehaussé d'environ cinquante centimètres et bordé de fossés de chaque côtés pour l'évacuation des eaux de pluies,  bien faite, avec des gros cailloux dans le fond, des petits sur le dessus, le tout bien tassé sur douze kilomètres mais à présent dégradé et envahi par la végétation. J'ai du décliner la demande, pour plusieurs raisons, la plus évidente étant, que sans équipement adéquat, ni connaissance de la jungle, les deux nanas risquaient des problèmes que je ne pouvais pas assumer. De plus, je ne savais moi-même à quoi m'attendre, ce qui rendait un peu hasardeux, un périple de douze kilomètres dans la forêt avec des compagnons inexpérimentés.
Mais je n'avais pas oublié, l'idée restait dans un coin de ma cervelle, après mon retour, comme un truc inassouvi, une légère frustration. Une piste abandonnée depuis des années, un chemin à redécouvrir à coups de machette, loin de tout, vers la baie la plus au sud, voilà qui me titillait l'imaginaire. Le seul truc qui me gênait, c'est que si je partais seul, et qu'il m'arrivait un accident quelconque;(le problème de l'âge et le manque de confiance en mes capacités physiques); je serais livré à moi-même sans possibilité d'avoir du secours. J'avais vérifié sur une carte, malgré qu'elle soit inutilisée depuis des années, la piste, ou du moins son tracé virtuel existent toujours, elle est relativement droite, filant dans un creux entre les collines, sans déclivités importantes, du moins en apparence. Le seul souci, c'est que le début de la piste se trouve à environ 11km de Molae, ça fait un bout de chemin, presque 24km en tout... Finalement, cette année, je me suis lancé, juste pour une reconnaissance, il fait très chaud mais c'est une route, une vraie jusqu'à Talo Waow ou commence la piste. Aux deux tiers du chemin, le conducteur du camion-navette qui porte des passagers payants me voit et me ramasse gratuitement, j'aurais préféré plus tôt mais bon, l'imprévu c'est bien aussi.
Le chauffeur me prévient qu'il repart dans deux heures, cela me laisse peu de temps, je lui dis que je serai peut-être là même si je n'y crois pas trop, cela m'aurait pourtant bien arrangé de n'avoir pas à me taper le chemin du retour à pied. Mais si la vieille piste est, comme je le crois, envahie par la végétation, j'aurais besoin d'un peu plus de temps pour un reconnaissance....
D'abord, je dois suivre le circuit touristique de l'ancienne prison, en fait plutôt un bagne à ciel ouvert avec quelque cabanes en ruines, une étroite cellule de punition en briques, la forêt à tout avalé, ainsi que les corps des prisonniers morts par centaines et j'imagine les racines s'enroulant autour des ossements verdis. Au milieu de cet espace concentrationnaire, serpente un chemin pavé, je longe les mangroves plantées dans la vase, un varan s"enfuit, finalement me voici au bout du chemin. Les pavés s'arrêtent mais le chemin continue, caillouteux, mais praticable, je le suis un moment et contourne le premier arbre écroulé en travers, puis un autre, je ne discerne plus la piste mais je continue pour m'apercevoir que je ne suis plus sur la bonne route, il me faut revenir sur mes pas pour réévaluer ma direction avec la boussole: je dois aller en ligne droite vers le sud. Après avoir éclairci mon chemin à la machette, je finis par retrouver la piste et, plus loin, surprise, un étroit pont en ciment, enjambant un torrent d'eaux pluviales à sec. Il est couvert de feuilles mortes et des fougères épiphytes envahissent les rembardes moulées à l'imitation de troncs d'arbres. Je ne savais pas qu'il y avait des ponts, je suppose que les prisonniers les avaient construits en bois et qu'ensuite on les à remplacés par des ouvrages en ciment, plus résistants. Je consulte l'heure, déjà une heure et demie s'est écoulée, je serai bon pour rentrer à pied mais je suis trop excité, je continue et, plus loin, je rencontre une autre passerelle bétonnée, ici des arbustes ont commencé de faire ramper leurs racines sur le tablier envahi de feuilles pourries. Je dois passer par-dessus un gros tronc abattu, tailler des palmiers extrêmement épineux et des sortes de ronces qui semblent proliférer dans cette région, pour pouvoir traverser. L'heure avance, je me donne le but de trouver un autre pont avant de rentrer, je calcule environ deux heures pour revenir sur mes pas, plus deux heures de route pour rallier ma tente et une douche bienfaisante: je suis trempé de sueur jusqu'au-dessous de la ceinture, le t-shirt me colle au corps. Il y à des portions de route relativement dégagées mais la plupart du temps il me faut tailler dans la végétation et je dois être très vigilant pour ne pas me perdre. Enfin, alors que je pensais rebrousser chemin, je trouve un troisième pont, une passerelle un peu plus longue, bouchée à l'extrémité par une végétation exceptionnellement exubérante dans cette région. Je résiste à l'envie de continuer de l'autre côté: il faut que je sois rentré avant la nuit, je n'ai ni lampe ni hamac. Mais je suis très satisfait de cette reconnaissance qui m'a bien renseigné sur la nature des difficultés. En marchant sur la voie du retour, je me dis que Stéfano, "mon pote le rital" serait sûrement intéressé de m'accompagner, je me promets d'aller le voir demain à Ao Son et de lui en parler. Si il n'est pas client pour une excursion d'au moins deux jours, j'irai seul car je suis vraiment très excité par la balade, les ponts abandonnés, les grands arbres, la jungle envahissante, et au bout, la mer, tout cela fait travailler mon imagination. Le soir, dans ma tente, les images tournent en boucle dans ma tête, j'imagine les prisonniers exténués transportant les pierres et défrichant la route sous la surveillance de gardiens sans pitié, avachis à l'ombre, le fusil à portée de main et je m'endors en traversant un pont fantôme noyé dans les lianes et les palmiers épineux. 
A suivre....

Commentaires

Articles les plus consultés