L'invité surprise (16)

Plus tard, on apporta la viande d'une bestiole inconnue servie sur de grandes feuilles de bananier, du manioc grillé, et de grosses larves grouillant dans un panier. Un festin, mais je me dis que pour l'instant, j'allais faire l'impasse sur la nourriture exotique et me contenter de ce qui me rassurait le plus, du moins au point de vue de l'aspect. Alex eut un peu de mal à manger avec les doigts, des années de conditionnement ne s'éffacent pas si vite, comme moi il fit semblant de ne pas voir les gros vers blancs mais il n'était pas snob ni délicat, je fus heureux de voir que la présence de Mady à ses côtés, suffisait pour le mettre à l'aise. En ce qui me concernait, je n'ai jamais vraiment été civilisé alors je me suis rempli la panse sans complexes, puis, la curiosité étant mon plus gros défaut, je lorgnai les grosses larves blanches. Mordre dans un animal vivant, n'est sans doute plus inscrit dans nos gênes, lessivés par des siècles d'oppression civilisatrice. Mais après les avoir brutalement euthanasiées en leur arrachant la tête, ces grosses choses pâles et ventrues étaient plutôt goûteuses. Je n'en aurais pas fait des ventrées mais j'avais très faim et la faim chez moi est un moteur aussi puissant que l'instinct de survie. En fait, c'est plutôt le manque de sel, qui m'a dérouté, mais il y avait des graines et des feuilles au parfum un peu étrange et même des morceaux d'une liane qui avait exactement le goût et l'odeur de l'ail! Je pensai, comme sans doute, mes compagnons, que nous allions avoir à apprendre et comprendre une quantité de choses, si notre séjour ici durait aussi longtemps que le silence de Zeb pouvait nous le laisser imaginer. En vérité j'étais plutôt emballé par l'idée de partager la vie de ces gens, c'était une expérience unique et une chance incroyable de pouvoir discuter avec eux comme j'aurais pu le faire avec n'importe quelle personne dans mon pays. J'en oubliais le péril des Rôdeurs, qui devaient écumer la moitié de la planète Terre à notre recherche, j'en oubliais que j'allais probablement perdre mon boulot, mais tout ceci semblait si loin. Zeb nous fit ses adieux, promettant de ne pas nous abandonner et de venir nous récupérer dès que tout danger serait passé, je me demandai néanmoins comment ils comptaient se débarrasser de nos ennemis sans les tuer, ils avaient inventé en quelque sorte le concept de la guerre "humaniste", peut-être que dans leur monde, en cas de conflit grave, on s'arrangeait "à l'amiable", je doutais néanmoins que ce fut si facile, ces fumiers de Rôdeurs n'étant pas des tendres.
On nous assigna un endroit pour la nuit et des hamacs, suspendus aux poteaux de soutènement, Mokani, la jeune épouse de Maupiti, nous apporta dans une calebasse un liquide au parfum un peu rébarbatif dont nous devions nous enduire pour nous protéger des moustiques durant la nuit. Comme il m'était impossible de trouver le sommeil en étant suspendu dans un sac, je m'allongeai sur les nattes du sol, j'écoutais les bruits de la nuit, seulement séparé des autres dormeurs par de fragiles cloisons et des rideaux de fibres. J'entendais un bébé pleurer, un couple rire et faire l'amour, sans blague, ces gens rigolent tout le temps!  Dans la forêt noyée d'ombre une bestiole qui cauchemardait poussa une plainte désespérée, une autre, plus loin, lui répondit. Sous le plancher j'entendais des frôlements et des grignotis, un grillon enroué poussa la chansonnette et des milliards d'insectes lui firent un accompagnement, je sombrai dans le sommeil comme on se noie dans de l'eau tiède.
Le premier matin, je restai dans la hutte commune, assis au bord du plancher, les pieds ballants, je regardais la forêt, j'avais du mal à imaginer, que sur des centaines de kilomètres, tout autour de nous, il n'y avait que de la verdure peuplée d'animaux invisibles, je humais les odeurs apportées par la brise légère ou se mêlaient parfois de suaves parfums. Mady était partie avec les femmes, se baigner et pêcher à la rivière, elles l'avaient tout de suite adoptée et ses dons de voyance dès qu'ils furent connus en firent vite une sorte de shaman respectée. Alex qui était de plus en plus débraillé, était parti se balader avec  les anciens du village, je savais qu'un peu de calme n'était pas pour lui déplaire. On m'avait déjà presque oublié, chacun vaquait à ses occupations habituelles, avec une apparente indifférence, sauf que si quelqu'un, adulte ou enfant passait devant moi avec une récolte de fruits, ils s'arrêtait toujours pour m'en offrir un et m'offrir son sourire.                                          Le vieil homme qui s'appelait Naïmbo était venu s'asseoir à coté de moi, je l'entendais mâchouiller quelque chose avec ses quelque dents valides, il ne disait rien, il ruminait, écoutait la forêt, puis il tendait l'oreille comme si il décortiquait tous les cris et les chants pour n'en écouter qu'un. Pointant son doigt dans une direction il dit: le Dieu-jaguar cherche une épouse! tu l'entends? je le regardais, me demandant si il arrivait réellement à discerner le feulement d'un fauve en rut au milieu de tous ces sons d'animaux et d'insectes. Au bout d'un long moment de silence, je lui demandai: dis-moi Naïmbo, crois-tu que je pourrais apprendre à me servir d'un arc? il pointa cette fois, son index un peu tordu sur ma poitrine: tu veux apprendre? Oui, dis-je. Il se leva sans trop de difficultés malgré son grand âge et me demanda de l'attendre, il s'en fut dans les profondeurs de la maison ronde.                                                                                                                                                        Quand il revint de son pas rapide et trottinant, il tenait à la main un grand arc et une poignée de longues flèches empennées de plumes rouges, il me le tendit: tiens, dit-il, je te le donne, cet arc est très bon, il m'a bien servi, mais maintenant Naïmbo est trop vieux pour chasser,  maintenant avant que je puisse le flécher, le tapir à le temps de manger, de grimper sur sa femelle et même de faire une sieste! et quand j'arrive, il est parti depuis longtemps! et il éclata de rire, les yeux plissés, ses épaules osseuses secouées par l'hilarité, je riais aussi gagné par sa gaieté naturelle. Comme attiré par les éclats de rire, Maupiti parut, venant de l'autre côté de la cour intérieure et des gosses qui jouaient  non loin se rapprochèrent, bientôt il y eut foule autour de nous, chacun voulant savoir ce qui nous amusait autant. Je contai donc l'histoire et la réflexion du vieux Naïmbo, de manière aussi imagée que je pus, ce qui provoqua une hilarité générale et même les enfants en bas âge qui ne comprenaient rien s'esclaffaient par mimétisme. Quand ils se furent calmés, Maupiti revint sur le sujet de départ: Alors tu veux apprendre à tirer à l'arc? Oui, j'ai répondu, Il me fit un signe de la main pour que je le rejoigne: Alors viens, dit il, je vais t'apprendre.
Ainsi débuta mon apprentissage de chasseur, en vérité, cela m'ennuyait de manger la nourriture offerte sans participer et même si je savais que je n'atteindrai jamais leur virtuosité, il me fallait au moins essayer. Chaque jour, Maupiti s'appliqua à m'apprendre le maniement du grand arc et l'usage particulier des différents types de flèches: celles avec des pointes fines pour le petit gibier, celle avec des pointes larges en bambou ou en os pour les bêtes plus grosses, les pointes à trident ou barbelées pour le poisson et celles aussi avec une boule de cire, pour assommer sans tuer. J'avais fait un peu d'archerie, dans le temps mais la manière dont les "Hommes vrais" (c'était le nom qu'ils se donnaient)  utilisaient cette arme de jet, n'avait que peu de rapport avec la technique académique utilisée chez nous en compétition, l'arc étant rarement tenu droit et vertical devant soi dans la position classique de l'archer.
Naïmbo t'as donné un bon arc, avait dit Maupiti, il t'aime bien il trouve que tu as une bonne tête pour un blanc! bien sûr il riait, et les spectateurs autour de nous également, car pour le habitants de la "grande maison" mes séances d'entraînement étaient un spectacle digne d'interêt et aussi une occasion de se taper une bonne partie de rigolade. Parfois, le frère cadet de mon professeur venait prêter main-forte à mon éducation, Tarani, c'était son nom, était d'un naturel joyeux, il avait toujours à la bouche une plaisanterie et sa gaieté était communicative, chez nous on aurait dit que c'était un "boute-en-train". Il m'avait regardé tenter de flécher de grandes feuilles, ou de grosses courges, suspendues à une branche basse. Je ne me débrouillais pas trop mal selon moi, mais Tarani avait dit: c'est bien, mais il n'y à pas dans la jungle, d'animal assez gros pour que tu puisses le toucher à tout les coups! et il avait éclaté de rire, imité par tous mes turbulents spectateurs. J'avais du remiser mon mauvais caractère et ma susceptibilité, qui n'étaient pas de mise ici. Bien entendu, les gamins, avec les petits arcs, qu'ils fabriquaient eux-mêmes, venaient me montrer leur habileté, heureux d'en remontrer à un adulte. Inani, une fillette de six ou sept ans qui s'était attachée à mes pas comme mon ombre, surveillait mes progrès avec intérêt et se bagarrait avec les autres enfants pour avoir le privilège de me ramener mes flèches. Je peux bien le dire, si ce n'était pas le bonheur simple d'être en vie, qu'est-ce que cela pouvait être? j'oubliais peu à peu, ce que j'avais été, je ne laissais rien, personne ne m'attendait, mon monde s'éffaçait peu à peu dans ma mémoire, à mesure que je devenais un chasseur et que je jetais mes vêtements comme la pelure de l'autre vie.
(à suivre...)

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