Charme et maléfice

Pour le repas, soupe Tom yum en sachets, riz gluant et bananes, c'est pantagruélique par rapport à ma nourriture habituelle, mais ce n'est pas de trop si on songe à l'énergie dépensée, en tout nous avons du marcher environ six heures, ce qui doit donner environ sept kilomètres, compte tenu du chemin plutôt "facile" jusqu'à la cascade et du terrain accidenté ensuite, le ratio est quasiment le même que pour la marche dans la jungle: environ un kilomètre de l'heure. Nous n'avons pas du tout progressé dans la forêt dans la deuxième partie du trajet, mais la marche était vraiment malaisée et épuisante. La nuit nous enveloppe et la fatigue nous prends dans ses bras, mais nous avons du mal à nous résoudre à rejoindre les hamacs, nous écoutons les bruits de la nuit et discutons en regardant le feu. Stéfano apprécie lui aussi cette sensation de se sentir isolé, loin de sa vie, de ses amis et de ses ennemis, de sa routine, comme dans une autre peau, un autre monde, ou détaché du monde, à la manière dont on sait s'isoler parfois quand on est enfant, dans un sanctuaire intérieur, proche des autres à les toucher et dans le même temps invisible, à mille années lumières de distance. C'est la première fois qu'il dort en forêt et je pense lui avoir transmis le virus, il s'étonne de la densité des ténèbres nocturnes, de son opacité oppressante, sa manière de gommer tout l'univers pour nous laisser seulement la place de respirer. Finalement, sous le regard des araignées, dont les yeux brillent tout autour de nous, nous-nous décidons à aller nous reposer, nous jetons le reste de bois dans le feu. En ce qui me concerne, je sais que la nuit sera longue et peu reposante, ce n'est pas grave, la magie est autour de nous: "buona notte, amico mio", "buona notte, mister John". La température fraîchit légèrement, un souffle d'air frais descends le lit du torrent, comme une respiration dans un gosier froid, mais cette fois, j'ai un T-shirt sec de rechange et une serviette de bain pour me couvrir, en fait, c'est à peine suffisant, je suis allongé dans une sorte de poche amniotique, dans le ventre de la forêt, sans même la chaleur. Mes yeux se ferment par instants, je m’éveille, j'écoute, des craquements, une pierre qui roule sur des pierres, des grillons, des cris d'oiseaux nocturnes. J'entends Stefano se lever et je relève un peu la tête pour le voir balayer autour de lui avec sa lampe, à la recherche de quelque chose, un animal, sûrement, mais je doute qu'il puisse le surprendre. A un moment, des siècles après m'être allongé dans le hamac, je ne sais si je suis éveillé ou si je rêve mais je vois, dans la nuit des feuillages tachée de ciel, à travers la moustiquaire, comme une sorte de méduse fluorescente onduler au-dessus de moi, déployant lentement des tentacules translucides, c'est une image étrange, parfaitement irréelle, je ne sais si c'est la fatigue ou ma vue qui flanche. L'ambiance se prêtant aux phantasmes, dans l'univers baroque de la forêt, ses troncs moussus, ses feuillages, son eau, ses rochers, comme plongés dans une encre charbonneuse, je ne saurai jamais si j'ai rêvé ou non, mais je préfère de tout mon cœur, imaginer que les esprits des arbres m'ont rendu visite, encore une fois, dans les ombres noires et les pâles lueurs du ciel, auprès de l'eau qui murmure avec des bruits de voix indistinctes. Cela m'a toujours surpris, cette impression d'entendre des gens parler, chuchoter dans la nuit, et même le jour, aussi, des paroles cabalistiques, des mots secrets, le mystère de l'eau et de la forêt, dits derrière les feuillages et les rocs par des choses invisibles. A chaque fois, je dresse l'oreille, je m'approche, et les voix s'estompent et se taisent, il n'y à plus que le murmure rassurant de l'eau, les paroles désincarnées flottent encore dans l'air comme une vapeur légère. C'est cela la forêt, ce mélange insolite de la peur et de l'exaltation, le creuset extravagant du sortilège qui m'attire et que je crains, la pure alchimie de l'univers vivant. Entre deux sommeils déchirés, dans un lambeau de lucidité, j'entends des grenouilles, j'imagine leurs pattes froides sur les cailloux humides, leurs gorges blanches qui se gonflent, elles sont plutôt discrètes pour la plupart, timides, comme si être cachées dans l'ombre opaque ne leur suffisait pas pour se sentir en sécurité. Une, pourtant, tout près du hamac de Stefano, paraît bien plus hardie, elle lance toute les cinq secondes, une sorte de "chant" guttural qui ressemble à un démarrage de moto poussive, avec la même intensité sonore, je suppose que mon pote le rital, profite à plein de ce concert improvisé, sauf que là, il n'y à pas vraiment de mélodie, seulement des basses, je me demande bien quelle tête à la grenouille capable de produire de tels sons et je rigole tout seul dans le noir!                                                                                                                                                                Enfin, je rouvre les yeux pour la dernière ou la première fois, comme un comateux qui retrouve la réalité après avoir rêvé pendant des années. La lumière s'insinue lentement entre les feuilles et les troncs, rampe, promène partout ses doigts de serpents tièdes, chasse les fantômes, congédie les esprits, ébouriffe les plumes des oiseaux qui poussent leurs premières trilles, je suis toujours charmé par la manière dont les ténèbres s'effacent, se diluent sans laisser de traces. C'est le moment pour ranimer le feu, j'oscille et je tangue comme un barque sur les vagues, le temps de mettre de l'eau à chauffer et je vais faire ma toilette dans le torrent, au milieu des petits poissons, de temps en temps, ils offrent leur ventre brillant à la lumière croissante, un éclair d'argent dans ma baignoire, ils viennent un peu me grignoter, dans un bonjour chatouilleur. Stéfano est un peu en vrac, lui aussi, mais ravi de sa nuit, même de l'épisode ou il à été réveillé par un bruit de moto qui tente de démarrer. De l'Ovaltine chaude et quelques rations de survie, il ne nous reste plus qu'à ramasser  nos affaires, inspecter partout pour voir si on n'a pas laissé traîner quelque chose, c'est la règle, ne rien laisser derrière soi, que le feu éteint, la nature se chargera de le faire disparaître. Dans les premiers vrais rayons de soleil et la chaleur qui revient rapidement, nous reprenons le chemin de retour, même fatigué, c'est toujours plus facile, le retour, et dans un coin de ma mémoire, j'ai gardé précieusement une pincée du charme et du maléfice  qui ont veillé sur nous, la nuit durant. J'essaie de ne pas trop penser à ma fatigue ni au fait qu'après avoir accompagné Stéfano à Ao son, il me restera encore un peu plus de quatre kilomètres, avant de pouvoir prendre une douche et revêtir des fringues sèches... 

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