Un mécréant au Paradis




Le temps passe si vite... c'est bien sûr un lieu commun, mais pourtant, ce matériau futile que nous dépensons sans compter dans nos jeunes années, devient si précieux quand nous prenons douloureusement conscience de sa valeur. Mais "valeur" n'est pas le mot adéquat, elles n'ont pas de prix ces journées qui, les unes après les autres, constituent la totalité de notre existence. Prostitués par obligation, nous les vendons pour un prix dérisoire, les heures de notre vie, ces instants inestimables perdus à jamais.
Comme tout le monde, je dois brader mes "inappréciables" périodes d'existence pour en retirer une trop maigre satisfaction pécuniaire. Je ne sais pas pour vous, mais pour ce qui me concerne, j'ai un peu l'impression de racheter ma propre vie en payant de cet argent chèrement gagné, un billet d'avion pour un autre monde...
J'en rêve, de cette jungle si belle, qui m'attends encore, loin des iconoclastes, des bouffeurs de rêve, loin des mensonges, plus près de l'humain, plus près de moi-même. Je rêve de ces îles toutes somnolentes sous le soleil ou mon âme infidèle s'attarde, pensant déjà à d'autres rivages. Je m'en fous des bestioles qui vont me bouffer, me piquer et me mordre, c'est le tribut que je dois verser à ce monde pour en appréhender une part infime. Je vais me glisser dans l'eau douce au milieu des arbres, sous leur témoignage, je vais caresser la peau rugueuse des léviathans, des piliers de bois qui soutiennent la vie. Dans l'eau limpide, des racines ondulent comme un nœud de serpents, des poissons voraces mordillent mon ventre, le frisson à cet instant, est ce pourquoi je suis venu.
Je vais revenir aux Philippines, je l'ai promis à Frank et Léa. Je ferai une escale à Camiguin avant Mindanao. Après les plages de sucre glace de Tarutao, j'avais pris une fameuse claque en débarquant dans ce bled au-dessus de Bitung, dans le Nord de Sulawesi. Une plage d'un sable noir de jais et des pirogues colorées. Et bien Camiguin, ça y ressemble, mais ça y ressemble seulement, si je le savais, je n'irais pas, l'inconnu c'est ça l'idée.
En attendant, je commence à être nerveux, comme un croyant se préparant pour le Paradis,  sauf que le paradis c'est gratuit, faut juste mourir. Et encore on n'est pas sûr qu'il ne s'agit  pas seulement d'une rumeur, colportée par des gens qu n'y sont jamais allés... On se rejoint, "partir, c'est mourir un peu" disait le poète, je préfère cette manière-là, quitter le monde que je connais, le monde de petite vie ou de petits politicards n'ont que de petites ambitions et des avidités de furet dans le poulailler. Je vais retrouver des gens qui ne sont pas des requins, j'en connais si peu ici... Je vais donc penser à ceux que je laisse: Lionel et son langage châtié, Nelly la femme aux esprits, Marie, qui s'arrondit sur une chose vivante qui va faire de moi un ancêtre, Damien la malédiction, Pierre et sa nouvelle grenouille. J'en ai peu des amis, très peu en fait, et le problème c'est que je suis une vieille saleté: je ne cherche pas à m'en faire d'autres.
Pas besoin d'être mort pour avoir le paradis!
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