Les charpentiers de Sulawesi


Phinisi dans le port, Makassar

Je cherchais désespérément mes photos du Laos à propos d'un billet que je voulais rédiger mais j'ai du me rendre à l'évidence: elles ont disparu dans le crash d'un disque dur.
Par contre, j'ai retrouvé celles d'une balade qui m'a laissé un beau souvenir: mon voyage à Sulawesi. J'avais choisi cette île relativement peu visitée, à cause d'un entrefilet dans un guide, mentionnant dans le sud, des chantiers de construction de bateaux traditionnels en bois. Je suis foncièrement un terrien et si je dois prendre un bateau, je ne suis tout à fait rassuré qu'au moment ou j'ai touché terre, les orteils cramponnés au sol.


N'empêche, je suis fasciné par la mer et je rêvais de voir de mes yeux, ces coques de bois construites sans le moindre clou par les charpentiers Bugis. Les Bugis : ce sont les plus célèbres et meilleurs marins d’Indonésie. Ils avaient déjà, il y a plus de 500 ans, des relations commerciales avec les Aborigènes d’Australie. Leurs navires, toujours construits selon des méthodes traditionnelles, continuent (malgré la dictature des coques de plastique et de métal), de sillonner l’archipel Indonésien… A Makassar, j'ai eu l'inspiration de faire un tour sur le vieux port, j'aime les ports et j'ai été gâté: rien que des bateaux de bois de toutes tailles, pour la pêche ou le transport de marchandise, des "Phinisi" comme on les appelle ici. Des marins souriants m'ont fait des signes d'amitié et ont posé pour la photo, j'étais emerveillé, depuis le 19e siecle, on ne voit plus chez nous, de tel spectacle, la marine en bois, le vieux monde et son charme délicieusement surrané...
Makassar
Ensuite, à l'aide de différents moyens de transport, j'ai rejoint la station balnéaire délaissée de Bira, tout au Sud de l'île. A Bira, j'ai trouvé une hutte en bambou sur pilotis pour un prix dérisoire, le seul inconvénient étant que je devais laisser le ventilateur le plus près possible du lit pour éviter de me faire dévorer par les moustiques, j'ai toujours eu du succès auprès de ces insectes.
D'après mon logeur, cet endroit était très prisé des touristes étrangers dans les année 80, puis il est passé de mode et un peu oublié, ce qui m'arrange, je dois dire... A présent, les visiteurs sont Indonésiens et je trouve ça très bien, la rue principale est peu fréquentée, en fait surtout par des chèvres qui n'hésitent pas à s'inviter dans les restau pour tenter sans vergogne de piocher dans votre assiette.
Le moyen de transport local, c'est le minivan, ils vous embarquent aux arrêts signalés par une guérite en bois et ils s'arrêtent ou vous voulez. Premier arrêt: Marumasa qui est un chantier naval. Mais au bout de la jolie route bordée de cocotiers et de maisons de bois peintes de couleurs vives, une déception: le chantier est abandonné. La plage est orpheline, hantée par des singes qui crient dans la végétation, quelque pêcheurs dans leurs pirogues s'attardent. Il se dégage une impression très nostalgique, un peu poignante, la fin annoncée d'un autre monde.

Marumasa
Le second chantier c'est Tanah Beru, et là, sur deux kilomètres de plage, ce n'est que coques en construction pointant vers le ciel, billes de bois couchées sur le sable, bruit des outils, les copeaux qui jonchent le sol. La chaleur est écrasante mais ces grands bateaux de bois rouge en train de naître, posés sur le sable de cette plage interminable, sont une des plus belles choses qui m'ait été donné de voir...
Tanah Beru

Pour les Bugis, il s'agit bien d'une naissance, accompagnée de conjurations et de rites. La section centrale de la quille, constituée d'un morceau de bois d'un seul tenant est la pièce principale, posée en premier sur le chantier. Cela donne lieu à une cérémonie ou sont présents, le "maître de hache" ou chef de chantier et artisan de l’œuvre, ses compagnons et apprentis, l'armateur et son épouse, le futur capitaine et une femme enceinte. S'en suivent toute une série de rites et de sacrifices, comme le partage du premier copeau de bois issu du premier travail ou l'aspersion de sang de poulet mâle et femelle.Avant le lancement, la quille est percée d'un "nombril" qui sera rebouché après la mise à l'eau.
Construit pour un client Anglais

J'ai appris par la suite que les tenons sont nommés "lasso" qui veut dire pénis en Bugi et les mortaises: "sombong" qui veut dire vagin. Ainsi leur union dans la construction donne naissance à un bébé: le bateau. Les objets placés dans différents endroits ont un sens symbolique, l'or encastré dans la quille signifie honneur et richesse, l'acier, la force, le riz blanc la prospérité. La présence d'une femme enceinte est le gage d'un fret abondant si il s'agit d'un navire de transport. De même, le bois utilisé pour la quille doit être parfaitement "vierge", jamais utilisé, brûlé par l'orage ou flotté par la mer.Les Bugis sont musulmans mais leur religion est fortement teintée d'animisme, leur contact permanent avec les forces naturelles y est sans doute pour beaucoup et je dois reconnaître que j'aime cette conception de l'univers plus riche et étendue que le simpliste monothéisme réduisant l'univers à un type barbu doté de super-pouvoirs. Une chose qu'il est important de savoir, c'est que les charpentiers Bugis bossent sans aucun plan, à part de vagues esquisses dans le sable et le seul outil electrique est la scie circulaire fixe. Ce sont des magiciens et les jolies maisons de bois qu'ils habitent sont aussi une illustration de leur talent: en plus des vaisseaux de mer, ils construisent des vaisseaux de terre... J'ai quitté Bira  en imaginant que si je reviens ici un jour, la plage de Tanah Beru sera vide de navires rouges en gestation, on aura oublié le talent surnaturel des charpentiers de mer Bugis. Ce bout du monde, à l'extrême Sud de l'ïle de Sulawesi aura perdu un peu de sa magie.


Dans le port de Bira

Commentaires

  1. Le hasard me conduit à faire un beau voyage sur cette page... et je vais aller en visiter d'autres !

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Allez, sois pas timide!

Articles les plus consultés