Sortilèges et enchantements


"Je voudrais travailler dans un magasin de rêve où l'on ne vendrait que des choses imaginaires."

Pierre Dac

Sur une portion bétonnée de la route, je marchais le nez en l'air, cherchant à voir quel oiseau chantait, la-haut dans la feuillée et j'ai retenu mon pied à quelque centimètres d'un serpent gris, allongé au milieu du chemin. Petite accélération de mon rythme cardiaque: les serpents, ça fait toujours ça.. Il ne bronche pas, pensant sans doute être invisible comme si il était dans la forêt: "tu ne me vois pas, Monsieur, je suis un serpent, furtif et discret..." Avec des idées comme ça, si il reste allongé en plein milieu du chemin, il va se faire écrabouiller par le premier véhicule qui passe, il n'y en à pas beaucoup par ici, mais il suffit d'un.. Même un touriste en VTT pourrait l'écraser, ils roulent à toute vitesse, sans rien voir, ni regarder. Une petite branche à la main, je le pousse un peu: "casse toi, c'est pas sûr ici!". Là je lui ai fait peur, il croit que je l'attaque, il se met en position de défense, le corps en S, comme un ressort prêt à se détendre. Au bout d'un moment quand finalement, il se rends compte que je ne le menace pas, il glisse sur la route dans une rapide reptation et disparaît dans les fourrés.
 
J'ai repris ma route vers Ao Son et, à part de bruyants Langurs et un varan de petite taille, je n'ai plus fait de rencontre. Un papillon bleu est venu me narguer, un touriste en vélo que je n'avais pas entendu m'a doublé en passant trop près, je l'insulte en silence. Il est encore tôt, le sac ne pèse pas à mes épaules.
Je dégustais une délicieuse salade de papaye verte, épicée comme il convient, quand Stefano a paru, il était prêt, son sac à l'épaule, le sourire aux lèvres.
Nous avons marché au long de la plage, puis bifurqué vers la jungle pour rejoindre le sentier que j'avais tracé les jours précédant notre balade à Talo Udang. Je suis le guide, ce n'est pas difficile, j'avais bien repéré le chemin, dégagé un sentier, marqué les arbres en entaillant l'écorce.

Les sèves ont suinté, blanches comme du lait, jaune d'or, rouge sang, claires comme du verre filé ou noires comme une blessure dans la chair d'un dragon.
Je retrouve de grands arbres que je connaissais déjà, bienveillantes sentinelles sur ma route, des géants figés en apparence mais bouillonnants de vie sous leur épiderme craquelé, velouté de mousses, colonisé par les fougères. Dans ces troncs énormes, ce sont des centaines de litres d'eau transformés en un incroyable liquide nutritif qui circule sans cesse, le mouvement de la vie dans l'apparente immobilité.
Plus tard, après une halte sur le lieu de notre futur campement, nous remontons à travers les rochers et les arbres abattus, vers la cascade encastrée entre des murailles de roches et de limon ocre.
Ce n'est qu'un ruisseau, tombant d'un surplomb quelque mètres plus haut, il se divise en doigts multiples qui ruissellent et baignent le roc luisant, noirci par l'humidité. J'aime regarder cette eau couler, éclabousser en myriades de gouttes limpides, créant dans les rayons de soleil de fugaces arc-en-ciel. J'aime son bruit et sa chanson. Ils sonnent à mon oreille avec l'harmonie d'une mélodie, d'une délicate symphonie dédiée aux troncs écailleux penchés vers nous, à la terre, aux grès rougeâtres, parfois sanglants, au ciel de cobalt, capturé par les feuillages, tout là-haut.
Il y à un bassin, juste au-dessous, sur un lit de galets, ce n'est pas une bien grande piscine mais on s'y baigne, c'est un plaisir de se couler dans ce vêtement de fraîcheur après avoir macéré dans la transpiration et la chaleur.
La clarté s'atténue, il est temps de retourner sur nos pas monter le camp, tendre les hamacs, suspendre nos affaires à l'abri des inquisiteurs de toutes tailles.
Le feu que j'ai allumé, dispense une fumée âcre, qui me fait tousser, puis des flammes claires s'élèvent, un feu de camp, c'est une tradition, un ami qui vous éclaire encore quand le sombre à tout bu.. Le jour s'étiole avec prudence, le soleil fuit derrière les frondaisons, hors d'atteinte. Tandis que la lumière craintive décline, l'ombre s'approche à pas feutrés, enveloppant d'abord le pied moussu des arbres, les méandres secrets du ruisseau, son envoûtement tombe sur nous comme une pluie de cendres.
Nous observons en silence, le monde changer autour de nous, voyageurs immobiles pénétrant sans se mouvoir, dans un autre espace, un cosmos imaginaire ou toute vision du réel s'estompe pour laisser place aux chimères.
Le feu se métamorphose lui aussi, plus chatoyant, plus vivant, la nuit lui donne sa vraie dimension, il nous restitue une portion de paysage dansante et incertaine, pour peu qu'on le nourrisse il lutte à main nue contre le sortilège.
Le sommeil me fuit, rien d'étonnant, il fait trop chaud sous la moustiquaire, j'étouffe, la nuit est tangible, je pourrais l'entailler, en couper des morceaux, en faire une gouache, un breuvage, elle emplit mes yeux, mes poumons... Je me lève, je quitte l'étreinte molle du hamac, je ranime la magie du foyer agonisant, reconnaissant, il lance de lumineuses flammèches, presque des promesses de jour.
Je vois une lumière danser derrière les arbres, mon cœur bondit: des braconniers? non, c'est idiot, pas si loin dans la forêt, pas la nuit. La lumière s'envole vers les frondaisons qui se découpent en noir sur le ciel bleu sombre: une luciole, c'est une luciole, "firefly", une mouche de feu, comme disent les anglophones.
Désœuvré, je suis descendu vers le ruisseau, histoire de voir couler l'eau, dans le faisceau de la frontale, j'ai vu sinuer une quantité de petits poissons-chats aux yeux rouges. D’où sortent-ils? invisibles le jour, ils doivent se cacher sous les cailloux, les rochers, comme tout ce qui est nocturne, ils disparaissent aux premiers rayons.
Le matin est venu pendant mon absence, un court sommeil de zombie, troublé et glauque, sans repos, mais que m'importe? Je sais bien qu'aucun hamac ne m'a jamais donné un sommeil réparateur: je ne suis pas ici pour ça.
Le monde est né de nouveau, à peine semblable à lui-même, mais nous savons que rien n'est pareil, quelque chose s'est immiscé en nous, ici, au bord de ce ruisseau de rien, quelque chose nous à touchés au fond de l'âme, un doigt ou une aile, un souffle, une respiration, peut-être? Stefano n'en sait pas plus que moi, il n'en parle pas, moi non plus...

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