Riton le philosophe



Il faisait bon dans le bar de Gégé, accoudé au comptoir, devant mon demi à la pression, je regardais, au-delà de la porte vitrée, tomber la nuit sur la rue frileuse. Brouhaha, bruits de verres qui s'entrechoquent, la grosse voix du patron houspillant son serveur, quelque chose de familier et de rassurant pour meubler mon esprit vide, quand soudain... Mon voisin de bière et de comptoir, l'ineffable Henri qui jouait son taiseux depuis un bon moment, se rapprocha de moi et me souffla son haleine dans la figure. Par chance je ne fume pas, il n'y eut donc pas d"explosion, je retins juste ma respiration, le temps qu'il se recule un peu.
 "Je me disais un truc là..." commença t-il. Je me raidis, il allait me livrer une de ses redoutables réflexions, je cherchais du regard un moyen de fuir, une issue, mais il referma sur mon avant-bras, sa grosse patte de mécano m’ôtant tout espoir de lui échapper, je n'étais plus qu'une proie. Je dévisageai quelque secondes sa bonne trogne souriante quoiqu'un peu rougeaude, en me demandant dans quelle conversation absurde il allait encore m'entraîner. C'est que Henri, dit: "Riton" est un spécialiste, un de ces intellectuels de comptoir qui vous dénichent des vérités flamboyantes dans le morne quotidien et surtout, et c'est là que réside le danger, n'hésitent pas à vous en faire profiter. "Donc, finalement, Dieu c'est un genre de super héros?.." énonça t'il à la manière docte d'un prof de lycée tentant d'injecter un minimum de connaissances dans de jeunes cerveaux réfractaires au savoir. Son œil gauche était à moitié fermé, signe qu'il commençait à être bourré, mais il scrutait mon visage, guettant une réaction d’intérêt. Bon, c'est un copain, ça m'embêtait de l'envoyer balader, pas le choix...
"Ouais, et donc?" fis-je avec le soupir résigné du type qui enclenche volontairement une machine infernale et qui se sait condamné..
"Ben il à des points communs avec Superman..." il leva sa main tachée de cambouis en tendant deux doigts comme pour le V de victoire. De son autre main il toucha un doigt: "bon, il à des super-pouvoirs, non? il fait des trucs magiques, il peut foutre le feu à une ville juste parce qu'elle est mal fréquentée, réveiller des morts et tout ça, non?" Avec un talent de conteur affirmé, il laissa son geste en suspens, guettant ma réaction, son œil complètement ouvert brillait d'excitation et l'autre aussi. Pour me donner une contenance je descendis le reste de mon demi, il toucha le deuxième doigt: "En plus il est extraterrestre lui aussi..." A ce stade de son argumentation, l'indifférence aurait été de l'impolitesse, je risquai un: "Ah bon?" en simulant un semblant d'intérêt. Je ne devais pas être si mauvais acteur finalement, je vis qu'il appréciait ma prestation. Il se redressa vivement et du coup, il n'avait presque plus l'air saoul. Il écarta vivement les bras comme pour énoncer une évidence à un béotien: "forcément! il est censé avoir crée la terre, donc il est pas terrien pasque la terre elle existait pas encore!" il laissa volontairement un silence (toujours un truc de conteur) puis il baissa les nageoires sur l'aboutissement inéluctable de cette profonde réflexion: "donc il vient d'une autre planète!". Il pointa son doigt taché vers les étoiles pour appuyer son propos et je dus reconnaître que son raisonnement se tenait. "T'as raison.." admis-je avec sincérité. Il jubilait tellement d'avoir capté mon approbation qu'il aurait pu se mettre à clignoter comme une guirlande, on n'aurait pas vu la différence. Sur ce, satisfait comme un artiste qui vient de faire son show, Riton jugea que ses neurones avaient surchauffé, il commanda deux verres de "liquide de refroidissement" et s’éclipsa pour aller aux toilettes, "faire pleurer le colosse" selon sa propre expression.                                                            

Le petit vieux à barbe blanche qui sirotait ses verres de calvados derrière mon copain et qui l'avait écouté avec attention, s'adressa à moi, il souriait dans sa barbe de neige et hochait la tête sans arrêt, on aurait dit un père Noël en beaucoup moins enveloppé: "c'est un gnfilosophe, ton pote!" visiblement il avait un léger problème d'élocution, peut-être à cause du calva. Devant mon manque de réaction il précisa: "Ouais, comme Gérard-Henri Levgny, le type à la télé, le maigrichgnon avec des grandes chemises!" Je fis semblant de ne pas comprendre: "Ah oui, il écrit pas des bouquins de cuisine, lui?" Le vieux vit que je le chambrait, il pointa un doigt maigre et tout tordu, "toi t'es un rigolo, hein? c'est pas gnentil de se moquer des vieux!" A cet instant, Riton revint des gogues, il avait l'air inspiré: "dis donc, je réfléchissait à un truc, c'est vrai que par contre, Superman, il peut pas se rendre invisible, lui....".

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