Ma cascade...



Vous connaissez ces matins ou vous pensez naïvement qu'avec huit heures de sommeil, et un peu d'espoir, vous allez vous éveiller dans une forme éblouissante, frémissant de vie, traversé par une énergie qui bouleversera tous les obstacles? C'était un peu mon état d'esprit, naïf que j'étais, ce matin-là, avant de me rendre compte que ce costume de chair si pratique malgré ses inconvénients connus, ne correspondait pas à mes attentes, il me gênait aux entournures, lourd et difficile à transporter. La partie dite: "crâne" contenant une substance molle et peu ragoûtante dite: "cerveau" étant particulièrement réticente à l'usage, ankylosée, dirait-on. Mais passé le premier moment d'une incompréhension geignarde contre l'injustice flagrante dont j'étais victime,  j'ai décidé quand même d'aller faire un tour vers "ma" cascade, comme je la nomme d'une manière puérilement possessive. J'ai découvert cet endroit grâce à Kaï, ami fidèle et rondouillard, qui m'a rencardé l'année dernière sur un endroit ou, selon les dires de certains, des rangers, bien sûr, se trouverait une petite chute d'eau, presque une légende. Un jour, aiguillonné par la curiosité et l'esprit d'aventure, j'ai remonté le torrent, et après environ quatre heures de galère, j'ai fini par trouver la cascade, quel joli coin, tranquille, au coeur du monde, de l'eau qui tombe, des écrevisses, des grenouilles, le ruissellement liquide sur le roc gris, taché de lichens. Ce jour, j'avais la nostalgie, alors je me suis dit: "va, marche un peu mon gars, et prends du silence, fonds-toi dans le monde, le vrai, celui de la vie qui bruit, celui de la nature, des arbres, des feuilles veinées ou navigue l'âme des plantes..." C'est vrai, je me dis des drôle de trucs, mais c'est entre moi et moi, je vous le dis à vous, mais ne le répétez pas, c'est un secret...
Donc, je suis parti, pas fier, pas vaillant, il est parfois un peu tard pour faire des folies de son corps, à moins qu'il ne soit jamais trop tard pour rien, c'est selon... J'ai marché, ça, je sais le faire, je voulais tracer un sentier, pour pouvoir revenir sans galérer, je taillais le chemin, les épines, à grands coups de mon couteau de jungle, mais à un moment, il s'est passé quelque chose, la clarté, le paysage avaient changé, des arbres étaient tombés, durant l'année écoulée, des choses vertes avaient poussé, se précipitant vers leur destinée, je ne reconnaissais plus rien. La jungle était belle, sombre, à l'abri des regards, mais ma cascade avait disparu, j'étais sûr d'avoir suivi le bon chemin, mais il s'était passé quelque chose, le réel à vacillé. C'est un paysage inattendu, des roches plates, une courte falaise grise ornée d'elfes sylvestres en forme de racines noués gracieusement autour des roches, je ne comprenais pas ce que je foutais là. J'ai franchi une porte, les portes sans battants sont des ouvertures sur l'ailleurs, j'ai senti des présences, des choses invisibles sans forme, et leur bienveillance m'était perceptible. Mais quoi qu'il en soit, ma cascade avait disparu, j'ai perdu des tas de choses dans ma vie, de l'argent, comme tout le monde, mais ça ce n'est pas grave, l'amour aussi, mais ça c'est plus dur, j'ai perdu mes clefs, mon chéquier, et même ma voiture, mais une cascade, jamais! une vraie cascade avec de l'eau, des rochers, le bruit et tout, j'ai passé une porte vers une autre dimension ou elle n'existe plus.
Pour ce genre de choses, je suis têtu, j'ai mal dormi, perturbé forcément, allongé sous ma tente, je me disais: "paumer une cascade? non mais, t'es vraiment nul mon vieux!" N'empêche, j'ai quand même réfléchi, malgré ma honte compréhensible, je me suis pensé, dans mon moi intérieur, ou il y à de la place pour plein de trucs, que le moment ou j'avais changé de dimension et d'espace temporel était celui ou j'avais dû traverser le fouillis crée par des chutes d'arbres, des mélanges de branches et de palmiers épineux, dans une pente de roche et de boue. Il fallait que je sois attentif, que je guette le moment ou j'allais basculer, éveillé, aux aguets, contrairement à mon habitude, il fallait que je reste dans le présent et la réalité.
Je suis donc reparti, deux jours plus tard, j'ai refait soigneusement mon chemin, circonspect, éveillé, j'ai guetté la porte, l'autre dimension qui me guettait, comme une bête vorace, pour m'absorber, prendre mon attention, faire de moi sa proie pantelante. Au moment ou je l'ai sentie, ou j'ai senti le réel devenir fluide et sensible, j'ai retrouvé le monde connu, la cascade, son écume et son chant, elle m'a pris dans ses bras, "tu es là Jipé? ou étais-tu? tu m'as laissée longtemps, toute seule, pourquoi tu ne m'embrasses pas? je t'aime tu sais?" c'était ma cascade, elle était là, j'étais passé à côté, aveugle, minuscule, une pousse qui essaie de grimper vers la lumière. Je me suis assis sur la roche plate qui était toujours là, à m'attendre, et j'ai joui de la paix, dans ce lieu ou je suis seul, ou je peux mourir, et ou il peut passer des semaines ou des mois avant que l'on ne retrouve mon corps dévoré par les fourmis, ou je suis déjà dévoré, ou j'aime être dévoré. J'embrasse ma cascade, amante d'une fois ou de plusieurs, l'important étant que chaque fois semble la première.
Alors, comme j'avais emporté ce qu'il fallait, comme on emporte des capotes quand on drague en ville, j'ai tendu mon hamac, et j'ai allumé un feu. C'est si beau et si effrayant le feu, quel étrange élément qui tue et qui rassure, qui brûle et que l'on aime, cela ne vous rappelle rien? Cette nuit était une nuit de pleine lune, et dans la jungle c'est l'étrangeté à tous les étages. Inutile de dire que je n'ai pu dormir, la lune semblait un phare monstrueux au-dessus des frondaisons. Au-dessous, dans mon hamac, je ne voyais que des taches d'argent pâle, luisant comme un métal fantôme, la cascade bredouillait des formules magiques et je n'aurai pu dormir même si j'avais pris un somnifère. J'ai vu le globe étincelant naviguer au-dessus des arbres, ruisseler sur les feuillages, je n'étais qu'un regard, des yeux hallucinés fixés sur l'inconnaissable,avec pour toile de fond, le cri si aigu des grandes chauve-souris, le crépitement du feu qui s'éteint.
En me relevant pour remettre du bois sur le foyer, je me suis cassé la figure, dévastant la moustiquaire, que j'ai dû réparer à la lumière de la lampe frontale, à gros points, une réparation d'urgence. La lune à fui, lentement, doucement, traînant ses  spectres et ses fées, et à disparu, de l'autre côté, bien trop loin. C'est à ce moment qu'il à fait vraiment nuit, plus de lune, pas encore de soleil, une caresse sur mon front, des sonorités qui se transforment, la transmutation fantastique de la nuit en quelque chose qui n'est pas le jour, pas vraiment, un glissement insensible. Le ciel s'éclaircit, je vois les taches plus claires à travers les feuillages, comme l'espoir qui naît, les oiseaux s'éveillent, pas moi, je n'ai pas dormi, j'ai contemplé le miracle, c'est la première fois, il y en à toujours une, la fraîcheur s'estompe, rien ne s'est passé, j'ai juste rêvé et mon rêve est dans ces brumes diaphanes qui s'élèvent au-dessus de ma couche de fortune, la cascade à veillé sur moi, elle à chanté toute la nuit, mais était-ce vraiment la nuit?

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