L'invité surprise (25)

Les oiseaux s’étaient remis à chanter, un cri retentit quelque part, au loin, mais il était impossible de savoir si c’était un cri humain ou animal. Je frissonnai et reposai mes regards sur le corps du Rôdeur, il était mort, j’avais eu pitié de lui dans ses derniers moments et je l’avais envié de s’endormir pour toujours. Au départ je n’étais qu’un simple type, un peu ironique et facétieux, ni meilleur ni pire que les autres, voilà que j’étais devenu un assassin, un tueur, comment avais-je pu en arriver là?
Les révélations du Rôdeur m’avaient laissé perplexe, ainsi, mes « amis » extraterrestre m’avaient fait des cachotteries bien plus graves que ce que j’avais imaginé. Ils nous avaient abandonnés aux prises avec leurs « progéniture » je n’étais pas loin de penser qu’ils l’avaient fait sciemment afin que nous réglions à leur place ce problème honteux. Ils avaient joué avec la génétique, notre génétique! « Ils vous aiment » avait dit le mourant, et je me demandais bien ce que recouvrait cette affection, étant donné qu’ils avaient quand même voulu créer une espèce concurrente.
C’était il y à longtemps, il n’y avait pas de doute mais la faute était lourde. C’est vrai que nous ne sommes pas parfaits et que bien des humains ne sont que des brutes sans âme ou des imbéciles avides, mais ils auraient pu tenir compte du fait que certains, pas assez sans doute, mais quelques-uns, ne sont pas ainsi. C’est sur eux et non sur une hypothétique espèce nouvelle qu’ils auraient du baser leurs espoirs…Et puis, quelle arrogance quand on y pense! Leur intelligence supposée, leur indéniable supériorité scientifique et technologique leur était montée à la tête et il s étaient pris un gros melon, ou plutôt une citrouille, vu que leur crâne était déjà assez gros! La vérité, c’était que nous nous étions sali les mains à leur place, quelque part au fond de moi, naissait un sentiment de culpabilité. Les Hommes vrais étaient des guerriers et ces combats n’avaient fait que raviver leur violence latente, le goût des combats d’autrefois. Mais moi, qui me prenais pour un « civilisé » un non-violent, pétri de valeurs que je croyais vivaces je m’apercevais, et ce constat ne flattait pas mon égo, que j’étais bien pareil, ni meilleur, ni pire que des gens ayant vécu à l’écart du monde au fond d’une forêt quasi-impénétrable.
Mes compagnons, eux, ne se posaient pas tant de questions, leur seule préoccupation de l’instant était la joie de la victoire, les derniers guerriers étaient revenus de la chasse à l’homme avec dans les yeux l’exaltation sauvage du carnage et j’avais beau m’en défendre, je la ressentais aussi. Trois hommes du clan étaient morts et l’on rapportait leurs corps sur des brancards de branchages, ainsi que les blessés, qui étaient moins nombreux que je l’aurais cru. Le vieux Naïmbo était parmi eux et son état ne laissait pas de m’inquiéter, je ne croyais pas qu’il passerait la nuit. Je m’approchai de sa couche qui remuait au rythme de la marche de ses porteurs, il était luisant de transpiration et sa peau me fit penser à une toile humide tendue sur ses os. Sa blessure ne saignait plus, du sang noir avait coagulé sur sa poitrine blessée. Il me sourit de ses dernières dents et me tendit la main, je la saisis et constatai avec surprise qu’elle était encore étonnamment forte, ses doigts sombres me serrèrent à me faire mal puis se relâchèrent. Nous avons vaincu les « Visages froids » dit-il, tu as fait honneur à mon arc, Ibé, il m'appelait Ibé comme Inani… Toi, tu as fait honneur à ton clan, Naïmbo, dis-je ému et sa main serra la mienne encore une fois. Je te remercie d’être venu, Ibé, souffla le vieil homme dans un dernier effort, grâce à toi je finis ma vie avec honneur…
Au « camp des femmes » tout le monde s’était trouvé réuni, nous étions sales et ensanglantés, épuisés mais victorieux et nous avons eu l’accueil des vainqueurs. Les premiers visages émergeant des huttes basses dissimulées dans la végétation étaient inquiets et apeurés, se demandant si les ennemis allaient arriver pour abuser des femmes et massacrer tout le monde. Maupiti brandit son arc: Victoire! Victoire! Cria-t’il  et les regards maussades s’éclairèrent des silhouettes sortirent des abris, les guerriers hurlèrent: victoire! Les ennemis sont vaincus! Alors ce fut la ruée vers nous, les cris de joie, les rires et les exclamations, Komasha commença à s'activer auprès des blessés, on déposa les morts un peu à l'écart, leurs familles en prendraient soin avant qu'ils soient brûlés, les Hommes vrais brûlaient leurs morts. J’entendis une voix familière qui braillait de toute la force de ses petits poumons: Ibé! Ibé! Et je faillis tomber à la renverse quand un tourbillon brun qui s’appelait Inani jaillit de nulle part et se jeta dans mes jambes en m’agrippant de toute la force de ses bras courts et potelés. Elle leva vers moi son visage rond mouillé de larmes, ses yeux noirs brillaient et ce fut la première vraie lumière de cette journée qui finissait. Ibé, dit-elle d’une voix saccadée qui riait et pleurait à la fois, j’avais peur que les méchants démons blancs ne t’aient tué! Je la soulevai et l’assis sur mon bras, à ce moment elle vit la blessure à ma tempe et le sang qui s’était remis à couler. Oh! Fit-elle en touchant la plaie du bout de son doigt, tu es blessé! Et elle le retira vivement en voyant ma grimace de douleur. Sa mère était là elle aussi, j’aurais du m’en douter…elle souriait timidement mais je vis qu’elle paraissait au moins aussi heureuse de me voir en vie. Elle me tira par le bras, viens dit-elle, je vais te soigner. Et je la suivis, fendant la foules des parents et des enfants, qui riaient, pleuraient ou se racontaient leurs exploits. Assis dans l’étroite hutte ou elles s’étaient réfugiées durant les combats, la petite Inani nichée tout contre moi, je me laissais soigner par Shororo, qui prenait un évident plaisir à jouer les infirmières et elle s’acquittait de sa tâche avec toute la douceur dont elle était capable. La fillette était lovée dans ma chaleur et machinalement, je caressais sa chevelure sombre. Pour la seconde fois, j’eus l’impression d’avoir une vraie famille, des choses enfouies profond remontèrent à la surface, et les larmes à mes yeux, je luttai désespérément pour les retenir,  un guerrier ne pleure pas. Une seule s'échappa finalement, coula douloureusement sur ma joue et la jeune femme l’essuya comme si ce n’était que du sang, elle me jeta un bref regard et il me sembla qu’elle voyait à travers mes yeux, de la même manière qu’elle aurait regardé à travers le vitrage d'une fenêtre.

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