L'invité surprise (23)

Je sombrai encore et quand je repris conscience, je vis debout au-dessus de moi, mon ami Alex, tenant sa carabine contre son bras, hirsute et barbu, entouré de ces hommes peints au visage orné de plumes de perroquet  je ne sais pourquoi il me fit penser aux coureurs des bois de la conquête de l'Ouest. Son expression était pleine d'inquiétude, il sourit faiblement, il avait l'air si fatigué et si résolu que je l'aimais pour cela. La douleur revint dans ma tempe et me fit grimacer et tout reprit forme dans ma mémoire, le combat et le choc contre ma tête ma perte de conscience, je me suis revu traîné par des hommes et je ne parvenais pas à me souvenir de leurs visages. A présent j’avais vraiment mal au crâne, cela pulsait dans ma cervelle avec la même régularité que mes battements de cœur. Je me relevai en m’appuyant sur les coudes, un vertige me fit monter la bile au bord des lèvres et je me rendis compte que je ne pouvais ouvrir l’œil droit, il était comme mort, sans lumière, la paupière collée. Merde! Pensais-je, j’étais déjà pas très beau me voila borgne!, putain de pays de merde! Venir jusqu’ici pour me faire crever un œil et peut-être y claquer! Je me redressai complètement sur mes fesses, mes jambes reprenaient vie, je les repliai sous moi.
Avec une terrible appréhension je portai les mains à mon visage, le côté droit était tout englué de boue ou je ne sais quelle saleté et en ramenant mes doigts devant l’œil valide je vis que c’était du sang, cela ne me surprit guère et je m’imaginai avec horreur défiguré par une hideuse blessure. Maupiti se pencha sur moi et palpa mon crâne sans ménagement, ce geste m’arracha une grimace et un geste de recul. Tu n’as rien, fit-il en essuyant ses doigts sur sa cuisse. A l’aide d’une poignée de feuilles et l’eau d’une calebasse il nettoya sommairement ma blessure. Putain! Marmonnai-je en Français, comme infirmière t’es pas tendre! Ne me parle pas dans la langue des blancs! Fit-il sur un ton de reproche que démentait son sourire. Avec le pouce et l’index il décolla ma paupière collée par le sang et l’arrivée de la lumière me rassura complètement. Je me relevai sur des jambes flageolantes, bras écartés à cause du sol qui me paraissait bien trop instable et mouvant, un moment le monde vacilla, je ne savais pas si j’allais tomber ou vomir. Et puis tout redevint normal sans que j’eus à gerber ni à me casser la figure. Je pris des nouvelles de la situation, pour savoir ou étaient les ennemis et si nous avions des pertes. J’appris ainsi que nous avions un mort et plusieurs blessés mais que grâce surtout à nos pièges la troupe des Rôdeurs avait subi de lourdes pertes. Malgré tout, confiant dans leurs armes ils s’apprêtaient d’un instant à l’autre à lancer un nouvel assaut, il allait falloir encore attendre. Je vis qu’une palissade de troncs et de palmes avait été construite. Il y avait peu de chances qu’une barrière végétale arrête les balles mais au moins nous serions hors de vue des tireurs. Le vieux Naïmbo vint me voir il fit la grimace en voyant ma tête blessée et le sang coagulé qui me faisait une peinture de guerre. Ce n’est rien, dis-je, la balle m’a juste frôlé mais il va falloir encore se battre. Oui, oui! Ricana-t'il ravi.
J’étais un poil moins gai que le vieux, le combat serait sans pitié, il faudrait « vaincre ou mourir » et ce n’était pas un bon mot pour les journalistes, d’ailleurs il n’y en avait pas. Le cri d’un oiseau que je ne connaissais pas retentit soudain, tous se figèrent et l’instant d’ après coururent à la palissade. Je ne voyais rien du tout, un guerrier pointa son doigt et je finis par discerner des silhouettes qui se faufilaient dans la semi-pénombre. Ils arrivaient sans hâte, se mouvant d’arbre en arbre, j’en vis un qui se risquait plus que les autres, il pointait sa carabine dans tous les sens, puis avançait avec la circonspection d’un chat. Je suivis l’homme des yeux, il était hors de portée pour les arcs mais Alex l’avait mis en joue à travers les claies de la palissade. Tu l’as? Demandai-je, je l’ai fit Alex. Le coup de feu me fit sursauter, le type, là-bas s’immobilisa, un instant je crus qu’il l’avait raté mais il tournoya sur lui-même et s’écroula sans un cri. Ce fut le signal qui déclencha un mitraillage en règle, une grêle de balles fouetta les feuilles et les troncs nous nous étions jetés à plat-ventre et nul ne fut touché. En écartant les feuillages je vis des hommes courir vers nous, je me relevai à demi pour être moins visible et vulnérable. Ma blessure à la tempe devenait brûlante et se mit à pulser, j’eus un instant devant mes yeux l’image d’une énorme sangsue collée à ma plaie. Les assaillants ne pouvaient nous voir mais les yeux exercés des hommes vrais les avaient déjà repérés dès qu’ils furent assez près, flèches et de javelots les prirent pour cibles. Plusieurs ennemis furent fauchés en pleine course croyant qu‘ils couraient à un assaut victorieux. Nous avions tous lancé nos traits presque en même temps sans même nous concerter et je me dis avec une certaine fierté que nous étions devenus un fichu commando de combattants, plus soudés qu’une équipe de rugby et bien plus dangereux. Voyant leurs rangs dangereusement éclaircis, et comprenant ce qui arrivait, les ennemis firent volte-face cherchant leur salut dans la fuite en-dehors de notre portée. Alors nous avons jailli de notre abri en hurlant, nous précipitant derrière eux, ils n’étaient plus qu’une poignée, sans doute avaient-ils présumé de leur forces et de leur courage et mésestimé la précision diabolique de nos tirs ou plutôt ceux des guerriers. Et aussi la gravité des blessures que provoquent des projectiles tirés avec une arme aussi primitive . Ils en avaient assez, tout courage les avait abandonnés, la jungle elle-même les brisait, la chaleur, la souffrance, les pièges, les flèches. A présent ils fuyaient à toute jambes, encore dangereux car ils lâchaient par moments un coup de feu sur leurs poursuivants. Ils n’étaient plus que cinq ou six à pouvoir se battre et ne songeaient plus à faire front. Ce qui restait des Rôdeurs et de leurs sbires était en fuite, ils se savaient fichus et la joie sauvage de la victoire nous dopait plus que si nous étions ivres. Je crois que c‘était aussi de se sentir en vie.
Nous avons couru sur eux, ils étaient presque encerclés et ne le savaient pas, ce n’était pas notre but, ils étaient du gibier à présent mais ça, ils le savaient. Je croisai Naïmbo qui ne pouvait plus suivre avec ses vieilles jambes il poussa un cri et brandit son arc quand il me vit. je le saluai en passant et le rapide regard que je lui jetai en courant me permit de voir qu’il saignait au niveau de la poitrine. Il se tenait pourtant fièrement debout mais je ne pouvais lui porter secours, je ne sais d’ailleurs pas ce que j’aurais pu faire. Je laissai le vieil homme derrière moi, comme les autres j'étais pressé d'en finir avec nos ennemis et cette seule pensée occupait mon esprit.
Presque au dernier moment je vis un homme couché au sol qui me mettait en joue, je fis un bond de côté avec la vivacité surnaturelle que communique la peur, au moment même ou il faisait feu. L’homme était blessé je n’eus aucune difficulté à me cacher derrière les racines d’un gros arbre « tawari » et à surgir de l’autre côté pour lui lancer mon javelot. L'arme s’enfonça à la base de son cou et le garimpeiro poussa un grognement, lâchant son fusil il tenta de l’arracher, ses deux mains crispées sur la hampe de bambou, le visage déformé par une horrible grimace de douleur mais c’était impossible, cette arme prévue pour la pêche possédait une pointe de bois dur munie de barbelures. Avec un cri de rage il tenta de reprendre son fusil mais je m’en étais déjà emparé. Je restai debout devant lui, il ne pouvait se relever et me regardait, il était sale, ses vêtements déchirés, ses yeux étaient injectés de sang et n’exprimaient plus rien que du désespoir et une immense fatigue.
(à suivre...)

Commentaires

Articles les plus consultés