L'invité surprise (22)

Les heures nocturnes furent emplies du bruit crépitant de la pluie et nous nous sommes reposés à tour de rôle, la température était un peu redescendue et les insectes avaient disparu. Un gros serpent jaune à l'air placide, inoffensif pour toute proie au-dessus de la taille d'un rat, dormait lové sur un coin du plancher rudimentaire sous notre abri de fortune. Même à la faible lueur d'un lumignon de résine sa couleur paraissait éclatante et déplacée mais il n'avait pas l'air de s'en soucier et personne ne semblait lui prêter attention je me dis qu'il était peut-être un de ces "petits dieux" dont parlaient parfois les hommes vrais. Nous étions allongés les uns contre les autres à même l'étroit plancher de bambou, ceux qui n'étaient pas de garde étaient censés se reposer mais la nervosité à l'approche d'un combat qui serait sûrement décisif, rendait notre sommeil saccadé ponctué de réveils sans raison et de rêves étranges. Je me débattais dans des combats haletants ou je pourfendais des araignées géantes noires et veloutées qui dansaient plutôt que marcher, elles avaient des visages de femme à la peau très pâle, leurs yeux verts infiniment tristes ruisselaient de larmes quand je les frappais. Elles m'attaquaient tout de même me lançant des flèches qui se transformaient en fils de soie quand elles me touchaient, des fils doux aux toucher et brûlants comme des braises. Je souffrais et me battais lançant des javelots acérés pour les empêcher de m'approcher et je voyais avec stupeur que les gouttes de leur sang devenaient des diamants étincelants en touchant le sol....On me secoua l'épaule pour me sortir du sommeil sans repos ou j'étais englué. Il me fallut plusieurs secondes dans la faible lueur de la mèche fumeuse pour reconnaître Komasha, le sorcier. Il avait coloré ses cheveux en rouge, la moitié supérieure de son visage était passée au noir et la moitié inférieure rougie à la pâte de rocou. Tu rêvais Ibé... dit-il seulement et c'était la première fois qu'il m'adressait la parole, il s'était tenu à l'écart de moi jusqu'à présent, par méfiance sans doute. Je sortis de la hutte, par chance la pluie avait cessé mais il faisait toujours nuit. Dis-moi ton rêve, ordonna Komasha. Et je lui racontai le songe étrange que j'avais fait avant qu'il ne m'éveille. Il m'écouta en hochant la tête de temps en temps. C'est bien, dit-il, quand j'eus fini et il pénétra dans la hutte pour prendre son repos, je vis que le serpent jaune avait disparu.
Resté seul je guettais le noir et ses bruits, mais il était impossible de discerner quoi que ce soit dans la multitude de claquements et d'éclaboussements des frondaisons qui s'égouttaient après la pluie lourde et chaude. Silencieux comme un chat, Un guerrier surgit de l'ombre et s'avança vers moi, il se rapprocha de la lumière avec un peu trop de hâte. C'était Nété, comme ses compagnons, il craignait la forêt, la nuit. Ils pensaient que les esprits et les démons hantaient la jungle dès que le soleil se cachait, l'instinct de survie avait été un puissant moteur pour transcender cette peur. Il leva les yeux et une grosse goutte s'écrasa sur son visage, il sourit, clignant des yeux: le jour vient, dit-il avec soulagement. Je vis là-haut, des taches plus claires qui se formaient, le ciel s'éclaircissait. Comme les arbres sortaient lentement de l'ombre, Nété réveilla les autres. Après un bref repas, pris en silence, on y voyait suffisamment pour se poster et attendre, l'ennemi devait être déjà réveillé lui aussi. Komasha passa derrière nous en agitant une sorte de hochet informe, fait de plumes et de graines, récitant des paroles incompréhensibles, il s'arrêta devant moi: les esprits ont dit que tu ne mourras pas, affirma-t'il et du creux de sa main, il souffla une poussière brune sur mon visage.
Tout d'un coup retentit au loin un hurlement qui me glaça le sang dans les veines, cela venait de la zone en lisière de forêt, là ou nous avions installé nos pièges. Je compris que quelqu'un avait du mettre son pied là ou il ne fallait pas. Des coups de feu retentirent, nos assaillants s'affolaient et tiraient au hasard, pensant qu'ils étaient victimes d'une attaque. Ce fut le silence durant un long moment, nous attendions les yeux fixés sur l'endroit d'ou les hommes avaient tiré, rien ne bougeait plus, l'attente devenait pénible, j'avais la gorge sèche et ma vue se brouillait à force de fixer la muraille de verdure. Un guerrier tendit le bras: là! souffla-t'il seulement, nous regardâmes tous dans la direction qu'il indiquait, deux hommes s'avançaient prudemment à travers la jungle, je reconnus l'endroit, à proximité d'un gros figuier étrangleur, au bout d'une espèce de couloir de végétation, nous avions choisi cet endroit pour creuser des fosses hérissées de pointes de bambou cachées sous de légères claies de branchages couvertes de terre et de feuilles, les rendant quasiment invisibles. Les deux types marchaient avec précautions, regardant autour d'eux, c'étaient des Brésiliens que les Rôdeurs avaient envoyés au casse-pipe, l'un d'eux portait une casquette de base-ball rouge, l'autre un bandage autour du bras, souvenir sans doute, d'une de nos flèches. Les meilleurs tireurs les avaient déjà ajustés même si ils étaient encore un peu loin, les arcs étaient bandés, nos regards les suivaient à travers les trouées de feuillage.  Soudain "casquette rouge" parut avalé par le sol, il disparut à nos regards et un hurlement de douleur résonna entre les colonnes des arbres, suivi d'insultes, et d'imprécations à cet instant nous-nous sommes regardés avec des sourires de joie cruelle: l'homme venait de tomber dans une fosse et s'était empalé sur les pointes de bambou. Il y avait peu de chances qu'il en meure, les fosses n'étant pas très profondes mais les pointes d'une cinquantaine de centimètres qui les garnissaient avaient du lui infliger de sévères et douloureuses blessures. Son compagnon eut un instant de panique, je le sentis prêt à s'enfuir, tournant la tête dans tout les sens les mains crispées sur son fusil puis il se décida à aider le type piqué comme une merguez sur les pointes de bambou. Il posa son arme au sol, se penchant au-dessus de la fosse, bras tendu.Nous-nous sommes rapprochés en silence courbés sur nos arcs, jambes fléchies et tandis qu'il aidait son compagnon à sortir du piège tout en jetant des coups d'œil affolés autour de lui, les guerriers les plus proches lâchèrent leurs flèches. Trois projectiles touchèrent l'homme au pansement, on aurait dit une poupée piquée d'épingles, une poupée de sorcière, il les regarda comme si il ne comprenait pas ce qui arrivait, il avait lâché la main de "casquette rouge" qui était retombé dans la fosse et hurlait de plus belle. L'homme voulut faire volte-face pour s'enfuir mais ses jambes le trahirent et il s'écroula. Des coups de feu claquèrent, sans doute venait-on au secours des deux éclaireurs, mais ils ne savaient pas dans quelle direction diriger leurs tirs et de toute manière il était trop tard, nous avions reflué à l'abri.
Il y eut encore des hurlements sans que nous puissions déterminer d'ou ils provenaient, sans doute d'autres pièges avaient-ils fonctionné, mais à présent ils allaient probablement chercher à les contourner, c'est-à-dire, venir droit sur nous.
Maupiti pensa qu'il était avisé de se disperser sur un long demi-cercle en se postant à sept ou huit mètres les uns des autres, accroupis dans le sous-bois. Il ne fallut pas attendre très longtemps, je vis courir des types, derrière les arbres, ils progressaient à couvert, se planquant derrière les troncs, ils avançaient rapidement en s'apercevant qu'il n'y avait pas de pièges à cet endroit, il ne fallait plus bouger, seulement attendre mais cette fois la confrontation avec les armes à feu risquait d'être meurtrière. Je vis de plus en plus distinctement les visages des hommes qui s'avançaient vers nous, très lentement, je posai une flèche sur mon arc. Plus loin, j'entendais crier, des coups de feu claquèrent, un guerrier qui venait de lâcher une flèche s'enfuit dans ma direction, l'ennemi le plus proche le vit et leva son arme, je profitai qu'il regardait ailleurs pour me lever à-demi et décocher mon trait mais cette fois je manquai ma cible, le type alerté, se tourna vers moi et deux balles firent éclater l'écorce d'un arbre pas très loin de ma tête. Je fus aspergé par une pluie d'éclats de bois humides, ma position commençait à devenir très inconfortable.
Un javelot lancé par un guerrier que je ne voyais pas toucha l'homme à la jambe, il y porta la main et son visage se crispa de douleur et de colère, il se détourna de moi et j'en profitai pour lâcher un flèche qui se planta dans son ventre proéminent, je n'en vis pas plus, à cet instant quelque chose de dur percuta mon crâne, il y eut une éclaboussure de lumière et un rideau sombre tomba devant mes yeux, il me sembla qu'on avait coupé l'image, puis le son, ensuite ce fut la pensée qui se déconnecta, je sombrai dans un monde aussi tiède et nocturne qu' un ventre maternel.                                             Je repris conscience en ayant la sensation qu'un animal puissant me traînait sur le sol, j'imaginai un instant que j'étais emporté par un jaguar géant et je n'en ressentais aucune inquiétude. Je tentai d'ouvrir les yeux mais seul celui de gauche était en état de marche, je reconnus vu par en-dessous, le visage d'un guerrier d'âge mûr dont je ne parvins pas à me rappeler le nom. Il me traînait en me tenant par un bras, quelqu'un, du côté de l'œil qui ne fonctionnait plus, me tenait par l'autre bras. Je commençai à sentir mes jambes, mais elle étaient toutes molles et traînaient sur le sol comme des jambes de pantalon sans les membres à l'intérieur.
(à suivre...)

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