L'invité surprise (21)

Nous avions environ deux jours d'avance sur la troupe qui suivait nos traces, il fallait nous préparer à les recevoir, fuir ne servait à rien et de toute manière il n'en était pas question. Nous avions pris goût au combat et le récit de nos exploits avaient donné à ceux qui étaient restés l'envie d'être eux aussi des guerriers. Ce premier soir, quand nous avions retrouvé le reste du clan, après un solide repas, les femmes avaient apporté de la bière de manioc, malgré son aspect peu ragoûtant, j'avais fini par m'y habituer comme à une sorte de rituel. Chaque participant à l'expédition avait raconté son histoire, en fait, une sorte de "débriefing" sur un mode plus gai et moins formel. Inani s'était blottie sur mes genoux, sa mère, assise dérrière le cercle des hommes n'arrêtait pas de me regarder et j'éssayais d'oublier que c'était très gênant. Nous étions les héros du jour, il fallait l'assumer, et tandis que je contais notre aventure avec force détails, en insistant sur le courage de mes compagnons. Pendant que je décrivais gestes à l'appui comment j'avais fléché un "visage froid" et comment nous avions coupé la gorge d'une sentinelle et que fusaient les exclamations et les questions, j'eus pour la première fois la sensation de former avec mes compagnons un vrai peuple. Mais la question lancinante qui se posait était: ce peuple allait-il survivre aux prochaines journées?
D'après ce que j'avais pu déduire, des récits parfois un peu fantaisistes de mes compagnons d'expédition, il devait y avoir eu trois morts pratiquement avérés, peut-être quatre et au moins six bléssés sans qu'il soit possible de connaître la gravité de leurs blessures, mais je pensais que la moitié devaient être gravement atteints.  Environ sept de nos ennemis étaient donc hors de combat, il devait en rester une bonne douzaine, au maximum une quinzaine, munis d'armes à feu. Une force conséquente que nous aurions du mal à vaincre en combat frontal. En comptant les adolescents inexpérimentés nous n'étions pas plus nombreux que les "visages froids" et leurs hommes de main et nous allions devoir lutter pour nos vies et pour celles de chaque membre du clan. Il était certain que nos attaques-surprise avaient dû attiser leur haine et leur colère, ils ne feraient pas de quartier. Je me demandai avec angoisse ou étaient encore passés mes "invités surprise", allaient-ils se pointer au dernier moment comme la cavalerie? ils nous avaient déjà fait le coup, il ne restait qu'à espérer...
Il fut décidé de piéger les alentours de la grande maison, principalement du côté ou devaient arriver les Rôdeurs. Nous disposions de peu de temps pour creuser des fosses profondes, mais elles furent hérissées de pieux sur le fond et les parois de telle manière, qu'un ennemi y tombant devait à coup sur se blesser et le camouflage fut fait avec grand soin. Différentes sorte de pièges furent mis en place et cela me fit penser à la guerilla des Vietnamiens contre les troupes Américaines, le but étant de blesser un maximum de soldats pour entraver les mouvements de l'adversaire et le démoraliser. Ensuite un campement provisoire fut établi le plus loin possible de la maison commune pour que les familles, ne soient pas à proximité des combats, ni de l'atteinte de nos ennemis.
Seuls ceux en âge de se battre restèrent près de la hutte ronde, Naïmbo, qui souffrait d'être inutile, voulut rester, avec les deux ou trois autres hommes âgès, pour défendre les familles. Nous accédâmes à leur requête qui nous semblait légitime, ils avaient le droit de mourir en guerriers, au crépuscule de leurs vies d'hommes vrais, il était inespéré pour eux d'être fêtés comme des héros dans la mémoire du clan...si toutefois celui-ci survivait. A, Alex fut confié le fusil pris au garimpeiro et les munitions récupérées sur son cadavre, je vis bien qu'il était heureux de participer à la défense, il fut placé en avant garde de la position des familles, sur nos arrières.
La hutte commune, elle-même fut piégée, les ligatures des planchers tailladées des piques de bambous placées au-dessous. Je sus que c'était la dernière fois que nous utiliserions la "grande maison" et nous installâmes un campement à la lisière de la clairière, ou je m'en rendais compte maintenant, j'avais coulé des jours heureux. J'avais travaillé, chassé, déboisé la chacra et je m'étais même battu avec eux. Je mes souvenais des premiers jours, les rires de la communauté assemblée, le jeune singe apprivoisé qui se perchait sur ma tête et le contact de ses petites mains froides, la viande trop cuite, les sauterelles grillées, les larves vivantes, les grosses araignées grillées sous la cendre qui se mangeaient comme du crabe. Je pensai à la petite Inani qui avait pleuré parce qu'elle voulait rester avec "Ibé" mais qu'elle devait se mettre à l'abri avec les autres enfants. Tarani se remettait de sa blessure et de... ma calamiteuse chirurgie. Les emplâtres et les potions de Komasha avaient fait merveille et je ne pouvais qu'admirer l'éfficacité de sa médecine. La capacité de récupération du jeune frère de Maupiti était étonnante et son envie de participer au combat ne l'était pas moins, je suis certain qu'il serait allé se battre même à quatre pattes. Je les regardais, ces hommes, les jeunes et les moins jeunes, plusieurs générations confondues. Ils avaient de nouveau caché leur peau cuivrée sous une couleur noire qui était devenue pour eux celle de la guerre, ils avaient orné leurs oreilles de bouquets de plumes colorées. J'imaginais que dans leurs têtes sous les couronnes de cheveux noirs coupés en rond autour du crâne, bourdonnaient les récits des anciennes guerres, quand les clans étaient nombreux dans la forêt et que les ennemis étaient sans pitié. A voir leur détermination et la froide application avec laquelle ils se préparaient, je ne pus qu'être étonné du contraste avec leur comportement habituel, la gravité avait fait irruption dans leurs vies. J'avais toujours pensé que la violence et la guerre étaient la pire représentation, les pires produits de la stupidité humaine: des nantis au pouvoir envoyant les pauvres défendre leurs intérêts et les soldats accomplissant leur boulot de soudards, corrompus par le sang versé. Je me souvenais à ce propos d'une phrase de Nietzsche, lue il y à longtemps mais qui me revenait en mémoire avec acuité: "Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l'abîme, l'abîme finit par ancrer son regard en toi." Pourtant ce combat me paraissait juste, il n'y avait aucun interêt en jeu, ni revendication d'aucune sorte, il s'agissait "seulement" de défendre nos familles, nos amis et nos vies, je n'avais pas peur de mourir mais ce qui m'effrayait c'était que je n'avais plus peur de tuer, quelque part j'avais perdu mon innocence je m'étais souillé, devrais-je changer de nom comme le vieux Naïmbo?. Notre guerre était la plus primitive des guerres, nous aurions pu être à l'aube de l'humanité, dans un monde sans loi, brutal et primaire, ma conscience même s'était mise en sommeil.
La deuxième journée depuis notre retour se terminait avec une lenteur douloureuse, nous étions tous devenus très nerveux, sachant que le danger se rapprochait, nous avions regagné notre cachette, guettant l'orée des arbres d'ou surgirait l'ennemi. J'étais assis sur une pierre plate, tripotant mon arc quand Tarani me toucha le bras: quelqu'un vient, souffla-t'il et voyant que je m'apprêtais à encocher une flèche, il arrêta mon geste. Je vis courir une silhouette noire qui venait vers nous à travers bois en contournant les pièges c'était un des nôtres.
Les Rôdeurs avaient été repérés à une demi-journée de marche, mais le jour tirait à sa fin, ils ne courraient pas le risque de se battre à la tombée de la nuit, du moins je ne le pensais pas. Il faisait déjà sombre, le ciel gris et lourd mangeait toute la lumière comme pour rendre l'athmosphère plus opressante et dramatique. La chaleur était presque palpable épaisse et humide, des insectes bourdonnaient nerveusement autour de nos visages et je fus plusieurs fois douloureusement piqué par des taons hargneux. Nous ruisselions de sueur sans même bouger, l'air était figé, on n'entendait peu d'animaux, je les imaginais haletant dans les fourrés ou sous les feuillages on aurait pu imaginer que la forêt elle-même retenait son souffle. Il ne restait qu'à attendre la nuit et la libération de la pluie, il nous faudrait dormir sur place, sous nos abris de palmes.
(à suivre...)

Commentaires

  1. Suite à une question à propos du Transsibérien sur www.voyageaventure.eu ou www.jaimelevoyageaventure.com

    Je rentre seulement d'un long voyage à l'étranger et suis désolé pour cette réponse tardive. Les T° sont très variables au printemps comme en automne : 28° en septembre 2 jours durant à notre arrivée à Moscou, puis une petite moyenne de 12 ; retour du soleil à partir d'Irkoutsk... Celà reste un merveilleux voyage avec hébergement chez l'habitant. Cordialement LOIC

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