L'invité surprise (20)

Le Rôdeur, bascula en arrière par-dessus le bagage sur lequel il était assis, mon trait fiché en plein milieu de sa poitrine. En même temps, plusieurs projectiles atteignirent leurs cibles, de plusieurs directions différentes, il y eut des cris, des hommes tombèrent ou se jetèrent au sol, j'eus le temps de tirer encore une fois sur un garimpeiro qui saisissait son arme, je vis la pointe de ma longue flèche  traverser son bras au niveau du biceps et le clouer à sa poitrine. C'était la panique dans le camp ennemi, plusieurs hommes étaient à terre, les autres couraient en tout sens cherchant un abri, des coups de feu claquèrent, au hasard. Le cri de l'aourou retentit, signal de retraite, je résistai à l'envie de lâcher une flèche, pour ne pas gâcher les munitions. Avec un bel ensemble nous nous sommes tous enfuis, le dos courbé pour éviter ou du moins tenter d'éviter les balles, chacun dans une direction différente, mais pour se rendre au même point, là ou nous avions laissé nos affaires, au pied d'un cacaoyer sauvage, couvert de cabosses couleur d'or rouge. Je courais en zigzag, dans la pénombre qui s'épaississait sur la forêt, j'entendis derrière, trop loin, claquer encore quelque coups de feu, mais il était trop tard, nous étions hors de portée, l'adrénaline fusait dans mes veines et brûlait comme de la poudre sèche.
Nous avons récupéré nos affaires et mis encore un peu plus de distance entre nous et les ennemis, quand nous, nous sommes arrêtés, déjà le chant de la chouette se faisait entendre, il faisait pratiquement nuit noire, trop tard pour construire un abri, chacun se contenta de tendre son hamac et de cueuillir deux ou trois grandes feuilles pour se couvrir durant la nuit. Nous étions très fiers de nous, notre attaque avait réussi au-delà de toute espérance, au moins dix hommes avaient été touchés, sûrement que certains étaient morts ou allaient mourir, pas un d'entre nous n'avait été blessé. J'étais sûr en tout cas que celui qui avait reçu ma flèche, ne devait pas être en bon état, si il n'était pas déjà mort et l'autre, ne devait valoir guère mieux. Nous étions très excités par la bataille mais il allait falloir dormir, je ruisselais de transpiration et j'étais épuisé, le hamac me parut doux et pour la première fois il me sembla que je pourrai m'y endormir, je couvris mon torse et mon visage de deux grandes feuilles dont la fraîcheur me fit du bien. L'orage grondait, mais semblait nous éviter, il tournait autour de nous à la manière d'un fauve menaçant mais n'éclata pas, cette nuit-là, il n'y  eut pas de pluie.
Le premier qui s'éveillerait avant le lever du jour devait réveiller les autres, une seconde attaque-surprise était prévue au moment ou pointeraient les premières lueurs de l'aube. Nos ennemis, surpris et effrayés avaient du avoir du mal à dormir et à présent ils devaient être écroulés dans les hamacs, une main me secoua l'épaule, je sursautai, j'étais en train de rêver de combats dans la jungle ou j'étais un guerrier légendaire invisible comme un fantôme. Je fis un ballot avec le hamac, la nourriture que j'enroulai dans les grandes feuilles, je suspendis le tout dans mon dos avec une cordelette. Nété voyait la nuit presque comme en plein jour et cette qualité précieuse lui permit de nous guider dans le noir d'encre qui enveloppait tout. Les hommes vrais n'aimaient pas la forêt, la nuit, ils la pensaient hantée par des esprits et je n'étais pas loin de le penser aussi. Avec de fines fibres végétales, Nété avait attaché ensemble  quelque lucioles, afin que nous puissions le suivre sans le perdre. Ainsi, les uns derrière les autres, formant la fameuse file indienne, le terme était vraiment approprié, nous fîmes le même chemin que la veille, vers le camp des "visages froids", c'était extrêmement risqué, nous étions badigeonnés de noir et aussi silencieux qu'il était possible de l'être. On commençait à voir les trouées de ciel plus clair entre les frondaisons sombres des arbres, quand Nété nous fit signe de stopper en bougeant sa grappe de lucioles, tout le monde s'accroupit, maintenant nous sentions tous l'odeur du feu éteint et de la cendre froide, il fallait attendre d'avoir un tout petit peu plus de lumière, avant d'avancer vers le camp endormi. Je commençai à distinguer les contours des arbres et des hommes, il fallait avancer, cette fois, une seule volée de flèches et la fuite. Soudain, Nété agita furieusement ses lucioles, il montrait du doigt un tas sombre, dans les racines d'un figuier: un guetteur!, ils avaient posté un guetteur, sans doute plusieurs, mais l'homme, après avoir veillé toute la nuit, venait sans doute de s'assoupir. La lumière montait doucement, je distinguai un garimpeiro, il serrait sa carabine contre lui et dormait profondément, nous-nous approchâmes avec des lenteurs de fauve en chasse, son arme lui fut arrachée, une main le bâillonna, d'autres mains l'immobilisèrent, on lui prit le poignard à sa ceinture et sa gorge fut tranchée avant qu'il ait eu le temps de réaliser que sa dernière heure était arrivée. Son cadavre fut abandonné au pied de l'arbre dont les racines boiraient le sang, j'étais froid comme de la glace, je crois que je me fis peur à moi-même.
Des hamacs pendaient sous le poids des hommes, comme d'étrange fruits dans la pénombre, mais ils sortaient du sommeil, soit à cause du lever du jour, soit que quelque chose les avait alertés, deux étaient déjà debout, la carabine à la main, regardant autour d'eux, un autre était assis au bord de son hamac, se frottait le visage. Il fallait faire vite, une bordée de flèche siffla des buissons ou nous étions tapis, les deux hommes debout s'écroulèrent en hurlant, réveillant les autres, certains furent fléchés dans leurs hamacs, avant que ne retentisse le premier coup de feu, nous avions déjà fait volte-face.
Mais Tarani, qui courait à mon côté, vacilla, je crus qu'il allait tomber mais il se reprit, une rafale de coups crépita et une grêle de balles déchiqueta les feuilles au-dessus de nos têtes. Un gros frelon d'acier, bourdonna à mon oreille, de trouille, je faillis me pisser dessus. Cette fois, il fallait rentrer à la grande maison et s'organiser. Ils allaient être ralentis par leurs blessés, de plus ils seraient sur leurs gardes et progresseraient plus lentement, c'était bon pour nous, cela nous laissait un peu de temps. Tarani avait du mal à suivre le rythme, et cela m'arrangeait d'avoir à l'attendre, même si c'était une perte de temps, cela me permettait de souffler. Quand nous fûmes assez loin, je l'examinai, il avait une blessure dans le dos, au niveau de l'omoplate et le sang coulait le long de son torse et de sa jambe, il n'avait pas l'air de beaucoup souffrir mais le choc semblait l'avoir épuisé et la balle était sûrement restée dans la plaie. On lui fit un pansement rapide pour éviter surtout de laisser des traces sanglantes sur le sol et que l'on ne puisse nous suivre. Un autre guerrier avait une blessure légère au bras et un autre s'était planté des épines de palmier épineux dans la cuisse en fuyant. Notre troupe profita de l'arrêt pour manger un peu et boire du "lait" d'ungurahua que nous avions emporté dans des calebasses, cette boisson énergétique, obtenue à partir de la pulpe du fruit d'un palmier, nous rendit un peu de forces, nous mangeâmes le reste de "mweto" une sorte de pâte de cacahuètes et nous sommes repartis.
Il nous fallut deux jours pour rallier la grande maison, marchant beaucoup et dormant à peine, la clairière était vide, la hutte commune déserte, je sentis ma gorge se serrer préssentant tous les malheurs mais les autres vinrent me prévenir que les femmes et les enfants se cachaient en forêt, il fallait seulement attendre que l'on nous voie.
La petite Inani sortit du couvert des bois et courut se jeter dans mes bras: Ibé! cria-t'elle tu es noir comme un démon ou un fantôme! C'était vrai, nous étions encore enduits de la couleur noire fabriquée avec la graisse de capivara et le charbon, je regardai mes compagnons, ils avaient l'air terrible de guerriers coupeurs de têtes, j'avais l'impression de les voir vraiment pour la première fois depuis que nous étions partis. Tarani tomba à genoux, il était à bout de forces, il fallut l'allonger et laver sa plaie, je demandai le poignard du garimpeiro qui était suffisamment affilé. Je frémis en le prenant dans ma main, au souvenir de ce à quoi il avait servi. Ensuite, je demandai, ce qui les étonna, à ce qu'on le fasse bouillir dans l'eau avec aussi, une baguette de bambou, c'était un semblant de stérilisation, mais mieux que rien. En utilisant ces instruments primitifs comme une pince, je parvins à extraire la balle, restée contre l'omoplate, Tarani ne poussa pas un cri durant ma maladroite intervention, je le sentais seulement trembler quand la douleur devenait trop forte, Iriki, sa jeune épouse lui tenait la main en chantant d'une voix douce, des paroles qui parlaient de héros d'autrefois, luttant contre des démons blancs. Komasha, le shaman, fit un emplâtre de feuilles sur la plaie, lui fit boire une décoction, récita des formules et fit des fumigations au parfum âcre en agitant un bouquet de feuilles, il aimait bien le décorum mais sa connaissance des vertus médicinales des plantes  était impressionnante, je lui faisais bien plus confiance qu'en mon art plutôt "westernien" de la chirurgie. Ensuite, il s'occupa des autres blessés, leurs plaies n'étaient pas graves, il fallut seulement retirer de longues épines de la cuisse du fuyard maladroit. En fait nous étions tous couverts de griffures, dues à notre longue course dans la jungle, certains dont Komasha, pensaient que les esprits, dérangés durant notre équipée de nuit, en étaient responsables. Mes compagnons avaient l'air relativement en forme, moi, j'étais épuisé, courir à poil dans une forêt tropicale au sol boueux, encombré de bois mort et de feuillages qui bouffent la lumière du jour, livrer bataille avec des arcs et des javelots contre des types armés de fusils. La peur, la colère, le meurtre, c'est des trucs fatigants et en plus j'avais les pieds en sang à force de courir sans chaussures, la corne s'était formée, mais pas encore assez sans doute, au retour de notre équipée commando j'avais du les envelopper de feuilles et de cette écorce qui, longuement martelée sur un tronc ou une pierre plate, donne un espèce de feutre: ce n'était pas très glorieux mais confortable.
(à suivre...)

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