L'invité surprise (19)

Nous étions en train de défricher une "chacra" un bout de terrain, destiné à recevoir une culture sur brûlis. Au bout d'un certain temps, il était nécessaire de déboiser un nouvel emplacement, le rendement de l'ancien étant devenu trop faible, il fallait laisser la nature se régénérer, le sol de la forêt et sa faible couche d'humus n'était pas suffisamment fertile pour supporter des plantations plus de deux ou trois saisons. Un jour, il faudrait carrément déménager la grande maison, pour en construire une autre plus loin, trouver aussi des terrains de chasse plus favorables. Ainsi était la vie au sein de ce que je nommais : "la grande verdure", et que les hommes vrais nommaient "la mère du monde", on ne s'attachait à rien, seulement à la vie, aux arbres, aux oiseaux, aux animaux, on s'attachait aux siens en sachant qu'eux aussi avaient une fin.
Le soleil frappait à plein l'étroite zone défrichée, il faisait chaud, ce soir nous aurions sûrement un gros orage, mais maintenant le ciel était bleu et brûlant, une pause à l'ombre était bienvenue. Tarani, qui avait préféré aller à la pêche avait fait un détour pour nous montrer les belles perches "tucunaré" qu'il avait attrapées, de magnifiques poissons jaune vif avec trois bandes noires sur le dos, deux bestioles trapues de trois kilos chacunes, qu'il exhiba fièrement avec la candeur de tout pêcheur qui se respecte. Maupiti me passa la calebasse d'eau fraîche et je buvais à longues gorgées quand un gamin arriva en courant, je sus à l'instant, qu'il portait de mauvaises nouvelles. Il était essoufflé mais débita sa tirade d'un trait: à quatre jours de marche, en remontant le fleuve on a vu des blancs, des hommes au "visage froid"! Il était inutile de demander plus de détails le nom qu'ils leur avaient donné parlait en lui-même: les Rôdeurs nous avaient retrouvés. Nous savions tous que l'heure était grave, la chacra fut abandonnée sur l'instant et une réunion décidée dans la maison collective, même les jeunes adolescents, qui habitaient une hutte un peu à l'écart y furent conviés. On demanda conseil aux anciens, notamment Naïmbo, qui avait pris part à une guerre autrefois et avait du changer de nom car il avait tué un homme, c'était la coutume alors. Prendre la vie, d'un humain en ce temps-là était un acte grave, même en temps de guerre et le guerrier qui avait été souillé par la mort devait changer de nom, commencer une vie nouvelle comme s'il devait incarner celui qu'il avait tué. Plus que jamais ici, je prenais des leçons d'humanité. Je me demandais si le "prof" avait eu le temps de questionner ces gens et si il l'avait fait, ce qu'il avait pu en retirer...Peut-être la même chose que moi, c'est à dire: les civilisés ne sont pas ou on les attends. J'avais mon idée sur la marche à suivre mais je les laissai parler, Naïmbo dit: Il faut des groupes de guerriers pour les harceler et les affaiblir avant qu'ils ne parviennent ici, les attaques de front sont toujours dangereuses contre un ennemi dont on ne connait pas la force...
J'étais d'accord avec lui, nous les savions sur nos traces, il fallait attaquer plutôt que se défendre, avec de petits groupes mobiles venant de plusieurs côtés. Les observer et au moindre relâchement de leur attention, les flécher et s'enfuir avant toute riposte, la tactique classique de guérilla. Il y eut encore des pourparlers, certains, surtout les plus jeunes, voulaient lancer une attaque en force mais ils finirent par se ranger à notre avis. Il fallait fabriquer des javelots et des flèches supplémentaires pour éviter surtout de se trouver désarmés, se munir de nourriture, prendre nos hamacs. En somme, l'équipement d'un guerrier en campagne. Naïmbo vint me parler, j'étais en train de vérifier mon arc, la mère de la petite Inani avait tenu à tresser pour moi un étui afin de ranger les flèches supplémentaires, je n'avais pas pu refuser la petite était venue me l'apporter, fière comme un pou: Ibé, regarde!, c'est pour toi! pour porter les flèches qui vont tuer les "visages froids"!. Fais honneur à cet arc, dit le vieil homme avec cérémonie, tu me feras honneur aussi, tu feras honneur à tous nos ancêtres dont les os reposent sous nos pas...J'étais ému, je lui promis de faire honneur aux esprits des "hommes vrais". Le soir comme prévu un monstrueux orage se déchaîna, les cieux se déchirèrent en mille éclats terrifiants, des éclairs illuminèrent les cimes géantes comme des lueurs fantômes les dieux de la guerre dansaient dans le ciel et le vieux shamane chanta un ancien chant de bataille et de victoire que nul ne connaissait et n'avait jamais chanté mais que nous reprîmes tous en chœur à voix forte, indifférents au fracas du monde. Mady me regardait avec des yeux mouillés comme si j'allais mourir et Alex, qui était trop âgé et devait rester me dit avec une pointe d'envie: bats-toi pour moi, Jipé et ne les laisse pas te tuer, je luis répondis qu'il était hors de question que je me fasse descendre par une bande de connards d'extraterrestres de mes deux. Tarani, curieux, exigea une traduction, ce qui n'était pas évident mais après il n'arrêtait plus de brailler: connards de mes deux! en Français. son débordement enthousiaste ramena un peu de joie sur le visage de ma douce Mady, avec son cher Alex, ils étaient maintenant à demi-nus comme des naufragés, on aurait cru des touristes en "immersion totale".
Tous les hommes de l'expédition furent debout avant le lever du jour, Maupiti m'aida à raser cette barbe qui s'obstinait à pousser, je ne m'étais pas résolu à l'épiler mais un canif même bien affûté n'est pas un rasoir, si le résultat était toujours décevant il avait l'avantage de faire rire l'espiègle Inani. La pluie venait de cesser, après un léger repas de manioc et de poisson, notre expédition, partit sur le sentier qui remontait la rivière, nous étions hérissés de flèches et de javelots, nus à part des cache-sexe en fibres de palmier. Des guerriers prêt à se battre se devaient d'éviter le désagrément des organes génitaux se baladant en tous sens, c'était à la fois plus confortable et plus digne.
Nous avons marché longtemps, en évitant l'étroit sentier qui courait le long de la rivière, au-devant de notre troupe, forte d'une douzaine de guerriers, marchaient avec précautions deux hommes, chargés de nous prévenir de tout danger. Mais au soir, de fragiles abris furent fabriqués et les hamacs tendus pour la nuit, sans que nous ayons trouvé trace des ennemis. C'était bien ainsi, plus nous les rencontrerions loin de la grande maison, plus les familles seraient à l'abri. Il était prévu qu'au moindre signe, ils s'enfuiraient tous dans la forêt , les guerriers restant, protégeant l'arrière. Nous parlions peu et cela me parut presque étrange de voir réunis tous ces hommes d'ordinaire si gais et prompts à la plaisanterie, sans entendre de rires ou d'éclats de voix, mais nous devions être le plus discrets possible, les règles de la guerre s'appliquaient, l'heure n'était plus à la rigolade.
Le deuxième jour se passa sans plus d'incident, un capivara égaré fut fléché, ce qui nous permit de refaire provision de nourriture et d'améliorer l'ordinaire mais nous dûmes manger cru en attendant que la viande soit plus ou moins séchée dans un feu étouffé. Il était impératif de ne faire aucune fumée, car l'odeur du gibier grillé aurait alerté quiconque serait passé à proximité. Mais au milieu du troisième jour, Roani, un des deux jeunes guerriers placés en avant de notre petite troupe, arriva en courant, il nous raconta que des étrangers au visage blanc, avaient été vus par un habitant d'un village sur la rivière, ils étaient plus nombreux que les doigts d'une main, peut-être sept ou huit, ils étaient armés de fusils et accompagnés par ce qui semblait être des hommes de main venus du Brésil voisin, recrutés sans doutes parmi les déçus d'un "garimpo", une mine d'or clandestine qui ne rendait plus ou pas assez de métal précieux. Eux étaient une bonne dizaine et armés de carabines, la partie allait être rude, pas loin de vingt hommes bardés d'armes à feu, une véritable petite armée! il allait falloir ruser si nous voulions survivre.
Je suggérai de lancer une attaque surprise aussi rapide que possible, et de deux côtés à la fois, pour les désorienter, ne tirer nos flèches qu'à coup sur et décrocher très vite pour éviter un affrontement désastreux. La faveur de la surprise était pour nous, ils ignoraient que nous étions sur leurs traces et j'espérais qu'ils ne m'avaient pas déjà repéré mais je n'en dis rien. On me tendit des graines de roucou pour m'enduire le corps de rouge, mais j'expliquai que du charbon, mélangé à la graisse du capivara, ferait un bien meilleur camouflage, ma proposition fut adoptée et bientôt nous fûmes une troupe de guerriers noirs comme la nuit, certains avaient tenté des approches plus artistiques, mais le résultat nous rendait quasi-invisibles dans le sous-bois et c'était le principal.
En vérité, nous étions réellement des fantômes dans la forêt, nous avons progressé sans le moindre bruit, jusqu'à la position ou nous attendaient Roani et Nété, les jeunes gens de l'avant garde, par signes, ils nous imposèrent le silence et indiquèrent la position des ennemis, le jour déclinait et il semblait qu'ils allaient bivouaquer. Je sentis l'odeur piquante d'un feu de bois humide, porté sans hâte par l'air immobile. Il fallait attaquer de suite et refluer avant la nuit noire, bientôt, des voix furent audibles et je me dis que cela ressemblait au bruit de la rivière après l'orage, puis je les vis, assis sur des troncs pourris, autour d'un faible et fumeux foyer, leurs sacs éparpillés autour d'eux, les carabines à portée de main. La moitié des hommes vrais les contourna, chacun choisit sa cible, il fallait tirer les "visages froids" en priorité, je reconnus les hommes qui nous avaient attaqués devant chez moi après que nous ayons  délivré Mady, ils devaient être six ou sept, un frisson de terreur me parcourut le dos et je cessai de penser, je posai une flèche empennée de plumes rouge sur mon arc, et j'eus un instant, devant mes yeux l'image du vieux Naïmbo. Je visai un Rôdeur, assis sur son sac-à-dos, je me souvenais de son visage pâle et maussade, c'est lui qui m'avait abattu, dans la dernière bataille.
Ceux qui parlaient le plus fort et buvaient de l'alcool blanc à même une bouteille avaient des visages basanés et des gestes brutaux, tout en eux respirait la laideur de l'avidité et de la violence, je devinais qu'ils seraient des assassins sans pitié, si ils parvenaient au village, ils tueraient tout le monde, violeraient les femmes, égorgeraient la petite Inani, Inani...Un instant l'envie du sang monta en moi, je bandai l'arc de Naïmbo. Je te ferai honneur, mon vieil ami, pensai-je, à cet instant, j'entendis deux fois le cri du faucon-des-chauve-souris, c'était le signal, par une trouée de feuilles, je lâchai ma flèche vers la poitrine de cet homme qui n'en était pas un et qui avait tenté de me tuer, là-bas, de l'autre côté du monde, dans une autre vie.
(à suivre...)

Commentaires

Articles les plus consultés