L'invité surprise (18)

Pour être tout à fait honnête, je n'étais pas chaud pour me marier, sans doute en recherche de présence paternelle, la petite Inani passait beaucoup de temps en ma compagnie, il ne s’écoulait jamais une journée sans qu’elle vienne me voir et j'en étais heureux, son petit visage radieux, son regard qui me suivait, et regardait comme à travers mon âme, avaient fini par me devenir indispensable mais j'évitais de croiser trop souvent sa mère. Je surprenais parfois des regards qu'elle jetait sur moi mais je ne voulais pas l'encourager, je laissais toujours suffisamment de distance entre nous, non, vraiment, je n'avais pas besoin de ce genre de souci, je n'étais qu'un étranger de passage. Quelque soit la bonne volonté dont je faisais preuve, ce monde n'était pas le mien, un jour, je devrais repartir avec Mady et Alex, à moins que notre destin soit de mourir ici...
La saison des pluies était bien avancée, il pleuvait tous les jours, plus souvent la nuit, de longues averses qui grossissaient la rivière et aux premières chaleurs du soleil montaient de la forêt des brumes tièdes en longs panaches qui enveloppaient la végétation, on eût dit qu'elle était posée sur des nuages. Parfois un grand tronc, miné par les insectes, s'écroulait avec bruit terrible, un gémissement plaintif, un long craquement, presque un cri, suivi d'autres, plus brefs quand il entraînait  dans sa chute,  des arbres plus petits, cassant des branches, brisant des ramures, dans des frissons de feuillages secoués, suivi d'un bruit sourd quand il touchait enfin le sol. L'agonie du géant laissait un trou dans la canopée qui se refermait très vite, les places vers la lumière, sont rares, elles sont occupées presque instantanément. Le végétal abattu retournait à la terre, le cycle continuait, un cercle de vie, tandis qu'à des centaines de kilomètres d'ici, les bulldozers rongeaient la jungle pour un festin de mort, les hommes blancs, les "civilisés" sont des termites qui ne recyclent rien, ils mangent, ils détruisent, c'est tout.
Je me rendais compte mieux que jamais à quel point tout ceci était magnifique et précieux, Maupiti et son clan, c'est-à-dire une trentaine de personnes en comptant les enfants, menaient une vie simple, non exempte de dangers, mais sans doute pas plus que nous n'en courons dans nos villes, au volant de nos voitures. Il n'y avait entre eux, ni haines, ni jalousies, seulement parfois quelque friction sur une divergence d'opinion, ou une femme qui engueulait son mari pour qu'il ramène du poisson ou un peu de viande. La véritable différence entre nos vies et les leurs c'est qu'ils connaissent la vraie essence de la liberté, sans rien de ce qui nous entrave, pas de possessions, à part quelque calebasses et les armes de chasse, rien qu'ils ne puissent fabriquer de leurs mains, si le besoin s'en faisait sentir. Les rares objets de métal venus des blancs, des haches ou des machettes, une ou deux marmites, n'appartenaient à personne en particulier et chacun pouvait les utiliser. Une sorte de communisme primal, en quelque sorte, et qui fonctionnait sans heurts, la société de consommation tels que je la connaissais me paraissait tellement stupide et finalement vouée à un échec inéluctable, à la folie et à la mort, parce que bâtie sur de fausses valeurs. Pourquoi nos ancêtres se sont ils acharnés à détruire ceux qu'ils appelaient des "sauvages"? peut-être que cette innocence, cette liberté, c'était trop pour eux, qu'ils étaient incapables d'appréhender la vie sans chaînes? Nous n'avions aucune nouvelles de Zeb et du prof, que se passait-il?, étaient-ils toujours vivants? tant de questions qui restaient sans réponses, j'hésitais à questionner Mady, savoir l'avenir à l'avance m’a toujours foutu la trouille et je me suis souvent rendu compte que c'était avec raison.
Je restais parfois de longues heures, seul dans mon coin à gamberger sur le sens de tout ceci et bien sûr je ne trouvais aucune réponse, il n'y en à pas, notre destinée est de naître, vivre et mourir. On peut se fabriquer un dieu et donner à tout, un sens fictif et des raisons à la con, genre: "les desseins de dieu sont impénétrables..." ou: "c'est la volonté de dieu" et autres raisonnements pour logiques faiblardes qui ne résolvent rien et nous évitent surtout de réfléchir. Je les envie, les croyants, quelque part, ils ont cessé de s'interroger; laissons dieu réfléchir pour nous, en plus il nous à laissé sa parole écrite, ce qui est quand même vachement pratique et paradoxalement impossible à mettre en doute alors qu'il est plutôt difficile d'en vérifier l'authenticité.
Mon séjour chez les "Hommes vrais" me rendait philosophe, je me rendais compte, non sans une certaine crainte, que je ne serais plus jamais le même, que je ne considèrerai plus le monde de la même manière. L'histoire de leurs "dieux" si on pouvait les qualifier ainsi et les légendes qui en découlaient, n'étaient pas écrites, elles étaient dans la mémoire des anciens, qui les transmettaient à leur tour. Pour commencer, le conteur disait comme on le fait partout sur la face du monde: "c'était il y à très-très longtemps" mais si c'était le vieux Naïmbo qui contait, il disait quelque chose du genre: c'était il y à vraiment longtemps, le grand-père, du grand-père de mon grand-père, n'était même pas encore capable de pisser tout seul! cela faisait rire tout le monde et donnait une image de l'infini. Ainsi, comme c'est étrange, j'ai appris que la honte et la violence sont venus aux hommes et aux femmes après avoir mangé le fruit interdit du palmier shapaja, comment les règles vinrent aux femmes à l'apparition de la lune et comment les hommes vrais moururent pour la première fois après avoir vu l'arc-en-ciel. Cette mythologie est aussi valable que n'importe quelle autre et en plus, ils ne me méprisaient pas si je n'y croyais pas.
Une nuit, je fus réveillé par un cri, je dormais toujours sur le sol, décidément pas client pour le hamac, je me redressai sur un coude, alerté. Tout le monde s'éveillait dans la grande maison, un bébé se mit à pleurer, la pluie venait de s'arrêter, je me demandai si je devais me saisir de mon arc, contre la cloison, près de moi. Alex accourut, il se pencha vers moi, je n'avais pas eu le temps de me relever  et je sus tout de suite que quelque chose de grave allait arriver. Jipé! me dit-il, le visage bouleversé, tandis que le clan s'attroupait autour de nous. Mady à fait un rêve! elle à vu les Rôdeurs, ils vont venir! Il avait parlé en Français, il fallut traduire, nous nous regardâmes tous avec des visages résolus, il n'était plus question de rire. Il y eut une longue discussion avec les hommes en âge de se battre, il fut convenu d'attendre que Mady, maintenant plus vénérée qu'une icône, nous prévint du danger imminent ou bien que nos amis d'outre-espace se manifestent, si les Rôdeurs bougeaient, ils étaient forcément au courant. Je ne sais combien de temps avait passé depuis notre arrivée, plusieurs mois, sans doute, je n'avais pas compté, dans ce monde-là on ne compte pas en heures, ni en jours, on suit le temps de la nature et la nature fait ce qui doit être fait. Nous ignorions, ce qui avait pu se passer à l'extérieur, nos amis avaient-ils étés vaincus? étaient-ils morts? La première mesure fut de placer des guetteurs, aussi loin que possible de la grande maison, mais pas trop, pour que nous puissions être prévenus aussi rapidement que possible. La deuxième fut que les femmes et les enfants seraient armés de poignards et de lances de bambou, suffisamment effilés pour se défendre en cas d'agression, il ne fallait pas que les Rôdeurs, dont nous connaissions les méthodes, puissent prendre des otages afin de faire pression sur nous. Avec Alex et Mady, j'avais fomenté à un moment le projet de quitter les hommes vrais, pour leur éviter des problèmes, c'était un peu suicidaire et désespéré. Notre plan fut rapidement découvert et nos amis très vexés par ce qu'ils considéraient comme un manque de confiance. Je dus expliquer que nous ne voulions pas leur faire courir des risques et que nous-nous sentirions responsables si il arrivait quelque chose à eux ou à leurs familles.
Il fallut se rendre à l'évidence, ils ne nous laisseraient pas partir, pour eux, nous faisions partie du clan, et il était hors de question de nous abandonner, quoi qu'il arrive, nous nous battrions côte à côte, de plus, "celui-qui-vient-des-étoiles" nous avait confiés à eux et nous n'avions pas saisi la portée de leur engagement. Nous fîmes de plates excuses, désolés de les avoir blessés, ainsi, le sort en était jeté, après avoir combattu les Rôdeurs au lance-pierre, je devrai les combattre avec arc et flèches, pour un gars aussi pacifique que moi, ça devenait une étrange habitude de partir en guerre. Il fut décidé que les sorties de chasse, de pêche ou de cueillette seraient aussi des occasions d'observer et de rendre compte de tout ce qui pouvait nous signaler un danger imminent. Placer des guetteurs était une bonne chose mais il fut décidé que des hommes seraient dépêchés aux villages proches, c'est-à-dire à quelque jours de marche, afin d'avoir des nouvelles d'un quelconque mouvement suspect aux alentours. Je pensais et je n'étais pas le seul, qu'il fallait surtout garder la petite avance que nous avions grâce à notre chère Mady, notre femme-shaman, Tout le monde l'aimait et la respectait, mais elle n'était pas en concurrence avec Komasha, le shaman officiel, lui, son domaine, c'était la mémoire des hommes vrais, la connaissance des plantes et des herbes, les légendes, la magie, toute la geste de son peuple, il avait dans sa tête toute la cosmogonie non-écrite de ces gens qui nous avaient adoptés, il était la bibliothèque et la science de son monde.
(à suivre...)

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