L'invité surprise (17)

Au-dessus des frondaisons, le ciel roulait de lourds nuages, on entendait dans le lointain le grondement diffus d'un orage, il faisait si chaud, des insectes vrombissaient en tous sens agaçant la peau et les oreilles. Sous le grand auvent de la maison commune, les hommes se prélassaient dans les hamacs , on entendait rire les femmes en train de trier des graines ou de préparer une marmite de manioc. De son hamac de fibres, Maupiti se tourna un peu vers moi, tendant le bras vers les cieux lourds: Le père du tonnerre va faire tomber beaucoup d’eau… dit-il,  Et les grenouilles vont danser avec les poissons et le ciel avec la terre!.
Assis en tailleur , adossé à un poteau de soutènement, je ne ne répondis pas,  je souris seulement.  Les oiseaux et les singes, peu à peu, se taisaient et un mugissement sourd se rapprochait roulant tel une charge de cavalerie.
Et ils auront des enfants? je demandai finalement. Maupiti  fronça les sourcils: Qui ça?  Je souris encore devant son air intrigué: Le ciel et la terre, dis-je, ils auront des enfants? Maupiti fit un grand geste de sa main: Oui, beaucoup d’enfants. et il ajouta, plissant les yeux avec malice:  surtout des grenouilles, les grenouilles, elles adorent se grimper dessus sous la pluie, moi j'ai essayé, pouh! c'est trop mouillé!
Il y eut des rires qui furent noyés dans un grand craquement déchirant venu des cieux et quelque larges gouttes tombèrent comme des projectiles sur le sol et le toit de palmes suivies de nombreuses autres, la grande maison se trouva soudain sous une cascade crépitante. Les enfants déboulèrent d’on ne sait ou en criant, nus et luisants, courant et sautant sous le déluge, les bras ouverts, la petite Inani m'interpella: Ibé!,  Ibé!, viens jouer! Je ne savais pas qui étaient ses parents, ici, tout le monde prenait soin des enfants, sans distinction, mais elle s'était prise d'affection pour moi et voulait toujours m’associer à ses jeux. Elle m'appelait Ibé c'était pour elle, plus facile à prononcer que Jipé. Je me levai sans me faire prier:  une douche sous le ciel par ces chaleurs cela ne se refuse pas.
Mais à peine avais-je mis le pied sur le terre-plein boueux que les enfants se précipitèrent sur moi en braillant et me bousculèrent dans la fange rouge hurlant et riant, je jouai le jeu, me laissant enduire des pieds à la tête et les hommes, à l'abri sous l'avant-toit, riaient. Je vis que les femmes avaient cessé leur travail et que le spectacle les amusait beaucoup aussi. Je me relevai brusquement tel un démon surgi du sol et les enfants s’éparpillèrent dans tous les sens avec des cris perçants, je fis mine de les poursuivre et roulai dans la boue ceux que je pus attraper. Seule la petite Inani resta la, me regardant en souriant, alors Je la saisis par les aisselles et la levai haut au-dessus de ma tête, elle gigotait en criant comme si elle avait peur, puis je la reposai et entrepris de l’enduire de glaise rouge, tandis qu’elle se débattait, déposant pour finir une grosse motte dégoulinante sur le sommet de son crâne,  je la regardai comme si je ne la connaissais pas: Qui es-tu?  lui demandai-je, Je ne te connais pas!   Je suis Inani !, je suis Inani!  criait la petite,  Non, non! Tu n’es pas Inani, criai-je à mon tour, je la connais, toi tu es un monstre de boue, vas t’en!, je reculais l’air horrifié et elle me courut après riant de plaisir jusqu’à ce que la pluie l’eut rendue à nouveau propre et luisante. Elle s’arrêta devant moi, les bras écartés, son ventre rond en avant: Regarde! Je suis Inani!, je ris, Mais c’est vrai! Tu es Inani! Mais ou est le monstre?   Il est parti! gloussa la petite pointant son doigt dodu vers la forêt.
La pluie continua de tomber tout le reste de la journée et toute la nuit. Aux premières lueurs du jour on entendit chanter l’oiseau pitanga, après le tonnerre et la pluie, le matin semblait étrangement calme mais au moment ou je pointai mon nez hors de la hutte un vol d’ara bleus passa en criant au-dessus de la clairière. La forêt alentour était toute détrempée de la longue et lourde pluie, sa symphonie de bruns et de verts se jouait sur un ton plus sombre et pourtant plus éclatant, aux premières caresses du soleil. Une vapeur blanche s’élevait paresseusement au-dessus du feuillage luisant, il faisait doux, la fraîcheur apportée par la pluie ne s‘étant pas encore estompée. Maupiti écarta le rideau de cordelettes devant la pièce ou il dormait avec Mokani, son épouse, et s’étira longuement, il me fit un salut de la main, je vis Mokani, dans le hamac, qui allaitait leur bébé, à peine vieux d'une semaine. Aujourd’hui est un bon jour pour la chasse!  lança t’il en guise d‘entrée en matière, Il faut partir tout de suite, tu viens avec moi?   Plusieurs chasseurs voulurent nous accompagner, certains parce que leurs épouses les avaient poussés hors de la hutte en réclamant de la viande fraîche, il y avait aussi Tarani, toujours ravi de partir en vadrouille, c’était un compagnon agréable, mais il pouvait rester des heures sans lâcher un mot quand il chassait.Nous marchâmes en suivant le sentier au long de la rivière, on ne pouvait la voir mais le bruit de ses eaux grossies roulant sur les roches semblait parfois imiter le son de voix lointaines, l’air chargé d’odeurs d’humus et de feuillage mouillé portait jusqu’à nos oreilles, parfois un chuchotis, parfois une parole incompréhensible dite à voix haute, c'était étrange, comme si la forêt nous parlait. Maupiti fit un signe et les chasseurs se dispersèrent plus ou moins en ligne pour couvrir le plus de terrain possible. Les eaux de la nuit avaient jeté bas des jonchées de feuilles et nous marchions avec précautions sur un riche tapis allant du jaune vif au rouge feu.
Même si je n’étais pas un très bon chasseur ( mes ratages spectaculaires divertissaient beaucoup les hommes du clan) je prenais un plaisir enfantin à progresser en silence dans la forêt, le regard attentif, naviguant de la voûte de feuillages au sous-bois touffu, à la recherche d’un mouvement ou d’un cri qui allait trahir une proie. Je tenais dans la main mon grand arc et une poignée de longues flèches empennées de plumes de perroquet jaunes et rouges, que j'avais appris à fabriquer moi-même. Je marchais comme on me l'avait enseigné, en évitant les bruits qui trahissent le chasseur, mais il n’y avait rien de sec qui pût craquer, la forêt était gorgée d’eau et le sol spongieux était glissant. Un grognement léger, sur ma droite me fit dresser l’oreille, je stoppai net, ralentissant ma respiration, les autres étaient invisibles, dispersés à une centaine de mètres derrière moi. Je me rapprochai doucement en direction du bruit: à une distance d'une dizaine de mètres, quelque chose fouissait l’humus à la recherche d’insectes ou de racines savoureuse, une forme sombre, courte et râblée se profilait dans la pénombre du sous-bois: je reconnus au museau de sanglier, un beau pécari qui devait bien faire ses vingt-cinq ou trente kilos de bonne viande. Mon cœur se mit à battre plus fort, j'encochai une flèche et bandai l'arc à l’horizontale, cherchant un espace libre ou rien ne dévierait mon tir, les lèvres sèches, la respiration bloquée, je m’avançais, centimètre par centimètre quand apparut derrière un tronc, la tête et le flanc de l'animal, je lâchai ma flèche. C’était un tir parfait, le trait se planta au défaut de l’épaule, la bête poussa un seul cri aigu et tomba, elle battit seulement des pattes quelque secondes et s’immobilisa. La tension de l’affût se relâcha immédiatement et mes poumons s’emplirent d’air, je sentis la transpiration ruisseler dans mon dos, le soleil devait être plus haut dans le ciel et transformait la forêt en étuve, je me sentais très fier de moi et ce soir, tous les chasseurs partageraient leur gibier et l’on boirait sûrement de la bière de manioc. On vida les entrailles du pécari, ne gardant que le cœur et le foie dans un sac de feuilles. On me félicita avec chaleur de cette belle chasse, par la suite, furent fléchés un agouti, un singe et quelque oiseaux multicolores, sur le chemin, la joyeuse troupe des chasseurs ramassa des fruits de l'arbre "chimicua" et des goyaves sauvages. C'était une bonne journée, nous avions marché presque tout le jour mais la chasse avait été bonne. Un autre groupe de chasseurs était parti dans une direction opposée, nous arrivâmes ensemble devant l'aire déboisée ou se trouvait la grande maison, la chasse avait été bonne pour eux aussi, tout le monde était heureux de rentrer les mains pleines et je n'étais pas le moins fier, toute cette bonne viande nous permettrait de tenir une bonne semaine sans avoir à chasser. Inani courut vers moi: Ibé! Ibé! tu as tué le pécari! Je lui donnai le foie de l'animal qu'elle dévora cru comme un petit fauve affamé. Tu es trop gentil avec elle.. dit une voix derrière moi, elle te suivra partout.. Je me retournai, une jeune femme me parlait et à la manière dont la petite se rua vers elle pour étreindre sa jambe nue, j'en déduisit qu'il s'agissait de sa mère. Elle ne me dérange pas, dis-je, moi aussi j'ai de l'affection pour elle..La main de Tarani me prit par l'épaule, allez, viens chasseur! Il me souffla à l'oreille: Hé! tu veux épouser Shororo? je le regardai sans comprendre, Tarani eut un claquement de langue impatient: tu donnes de la nourriture à sa fille, cela veut dire que tu offres à les nourrir toutes les deux! Il souriait, mais son visage redevint brusquement sérieux, il fronça les sourcils devant mon air surpris. Quoi! tu ne savais pas? Euh.. non..balbutiai-je. Shororo à perdu son mari, me confia-t'il toujours à voix basse, une lune avant la saison-sans-pluie, il à été imprudent, il est parti seul pour chasser et il s'est aventuré sur le territoire du jaguar... Le clan veille sur elles, pour l'instant elle est seule, elle n‘a pas d‘homme, c'est elle qui choisira le moment pour arrêter sa période de deuil. Tiens, ça m’aurait étonné que je ne fasse pas une gaffe.
(à suivre...)

Commentaires

Articles les plus consultés