L'invité surprise (12)

Qu'est-ce qu'ils ont dit? demanda Alex, fébrile, je vis avec inquiétude qu'il tripotait l'automatique dans la poche de son veston. Pourvu que sa nervosité ne le pousse pas à un acte stupide et désespéré le moment venu, du style: courir en hurlant et défourailler à tout va. Je lui expliquai ce que le type à l'autre bout du fil avait dit, il remua de plus belle l'objet dangereux qui gonflait sa poche, je dus lui demander de se calmer et d'arrêter de toucher à son flingue. Excuse-moi, dit il, un peu honteux de sa nervosité, mais à peine ai-je retrouvé Madeline, après toutes ces années que je risque à nouveau de la perdre! et cette histoire est tellement... incroyable! Je compris qu'il avait encore du mal à réaliser, c'était un peu normal, je me demandai comment à sa place, j'aurais encaissé tout ça, je dus admettre que je n'en savais rien, par instants j'avais même des doutes sur ce que je vivais... Bon, dis-je, d'une voix aussi calme et impérative que je pus, à partir de maintenant tu dois arrêter de te prendre la tête pour rien, Mady est en vie, ils n'ont aucune raison de lui faire du mal,(je n'en savais rien du tout, en fait) si tu es trop nerveux, on risque de tout foirer, tu ne dois rien faire de stupide ou dangereux, ta meilleur aide, c'est ton cerveau, réfléchis, sois logique, nous sommes deux, par contre, eux sont peut-être quatre, peut-être moins, notre avantage, c'est qu'ils ne se méfient pas, ils ignorent que nous savons ou les trouver... Mes paroles eurent sur lui plus d'effet que je ne l'espérais, il parut se détendre un peu, il me demanda tout de même d'une voix mal assurée: quatre! ils sont quatre!, mais je croyais qu'ils n'étaient que deux! Oui, dis-je, moi aussi, mais j'ai croisé un couple plutôt suspect qui faisait semblant de se balader, je pense qu'ils font partie de la bande... Il se contenta d'acquiescer, sa bouche se crispa un peu.
Je pris le calibre 20 chargé à chevrotines, et qui m'avait déjà bien secondé, dans un sac à bretelles, je mis une lampe-torche, une boîte de cartouches et le lance-pierre avec quelque billes d'acier, une arme silencieuse pouvait être utile...Alex vit mon geste: Tu... tu prends un lance-pierre? fit-il, incrédule, je me contentai de lui expliquer que je savais m'en servir et que nous pourrions en avoir l'usage, mais je voyais bien qu'il n'était pas convaincu.
Nous avions pris la voiture d'Alex, plus récente et silencieuse que la mienne et nous roulions depuis un bonne demi-heure, tous feux éteints, sur un chemin de terre mal entretenu et envahi par les ronces, une vapeur translucide montait du sol. Alex ne disait plus rien, il semblait calme mais en le regardant à la dérobée, je voyais son regard fixe ou se reflétaient les lumières du tableau de bord. Lui, je me suis dit, il va pas hésiter à les buter, ils lui avaient piqué son amour de jeunesse et pour récupérer Mady il était prêt à faire un carnage, sauf qu'un bain de sang n'était pas forcément la meilleure option. Il pouvait y avoir, comme disent les militaires: "des dommages collatéraux", j'allais devoir canaliser cette énergie destructrice ou du moins essayer.
A sept cent mètres de la baraque, je le fis stopper, inutile de s'approcher trop pour se faire repérer, j'étais en train de me demander s'il ne valait pas mieux attendre les premières lueurs du jour, cela nous laisserait quelques heures à attendre, mais agir à froid pouvait être bénéfique et nous permettre de réfléchir sainement, ou bien était-ce que j'avais un peu la trouille? Je récupérai mon petit sac de randonnée contenant les cartouches et j'en fourrai un maximum dans mes poches de pantalon et de blouson, dans la poche-révolver je glissai quelque billes d'acier et je coinçai le lance-pierre dans ma ceinture, j’entendis Alex faire jouer le chargeur de son arme, et le réenclencher. C'est une arme de collection, dit-il voyant que je l'observais, un cadeau d'une admiratrice, du temps de ma splendeur... Il sourit, c'était la première fois, finalement, il paraissait avoir retrouvé son calme, il ressemblait moins à un vieil homme qu'à un homme mûr et ça m'arrangeait. Nous fîmes le chemin restant en silence, jusqu'à ce qu'apparaisse une lumière jaune entourée d'un halo de brume, on devinait autour, la masse sombre de la vieille baraque, je ne voyais rien bouger, mais nous étions assez près, il fallait faire le point. Je m'accroupis derrière un gros bouquet de genêts, Sean Connery suivit mon mouvement, on fait quoi, maintenant? s'enquit-il à voix basse. Je ne répondis pas tout de suite, je venais de distinguer la vieille grange accolée à la maison, je savais qu'il y avait une  petite porte, face à nous et une plus grande, à double battant à gauche, face à la forêt, je savais qu'elle ne fermait pas et je suggérai un mouvement tournant pour s'approcher par derrière, mais je ne bougeai pas, il s'agissait de savoir si il y avait du monde dehors.
La lune n'était pas pleine, mais le ciel était dégagé, sa lumière se diffusait dans la brume, donnant un étrange éclairage assourdi qui semblait venir de partout, réfracté dans les myriades de gouttelettes minuscules en suspension dans l'air. Le petit Jipé était assis près de moi, avec ses culottes courtes et sa coupe en brosse: T'as peur, toi? murmura-t'il Non, dis-je, et toi? moi non plus... Je scrutai les alentours avec intensité, guettant le moindre mouvement, si fugace soit-il, Alex à mon côté, faisait de même, durant un long moment, nous restâmes silencieux, de toute évidence, il n'y avait personne dehors, je pensais qu'il était temps de bouger, Alex était d'accord. Non sans difficultés, sans véritable lumière, nous griffant dans  les ronces et trébuchant sur des racines affleurantes, nous effectuâmes un grand demi cercle, pour enfin parvenir devant le pignon sombre de la grange, je demandai à mon compagnon d'armes, d'attendre mon signal et je m'avançai avec un peu d'appréhension, vers la double porte, elle était entr'ouverte, je m'y glissai, vérifiai l'intérieur en voilant de la main, la lueur de la torche, c'était parfaitement vide, un sol de terre, des parois de planches en mauvais état, le mur du fond, en maçonnerie était aussi celui de la petite maison ou se trouvaient les Rôdeurs et, comme je l'espérais, notre amie Madeline. Je revins à la porte entrebâillée, et fis signe à Alex, il me rejoignit en silence. A présent, chuchotai-je, il faut que je ressorte, je dois aller espionner aux fenêtres pour repérer leur position, il insista pour y aller à ma place mais je déclinai son offre: je me sentais aussi précis et déterminé qu'un commando en opération.
Dehors, toujours personne, j'obliquai sur ma droite pour atteindre la fenêtre de derrière, j'allais lentement, pour éviter toute erreur qui aurait pu alerter l'ennemi, les volets étaient fermés, mais en mauvais état, par une fente, je pus distinguer, les deux faux aubergistes, assis de part et d'autre d'une table branlante, près de la cheminée éteinte. Je ne voyais pas leur prisonnière, je dus contourner la façade aveugle pour me placer près de l'autre fenêtre, celle qui était ouverte, en regardant de biais, je vis Mady, assise sur le sol, ils ne l'avaient pas attachée, jugeant sans doute, que la vieille dame aurait eu du mal à fuir à toutes jambes, elle se tenait dans l'angle du mur opposé, juste celui ou s'accolait la grange et ou m'attendait Alex, une grosse lampe à gaz posée par terre éclairait la scène. Pour l'instant, je ne voyais qu'une option: entrer en force, braquer les deux pourris, les neutraliser et embarquer leur otage, là ou elle se trouvait, elle ne risquait pas grand-chose si il fallait tirer. Je refis le chemin en sens inverse, toujours avec les mêmes précautions, dans la grange obscure, je prévins à voix basse Alex de ne pas me coller une bastos dans la tronche par erreur. Alors? t'en as mis du temps! fit-il tout excité, je le soupçonnai de prendre goût à notre mission de Forces Très Spéciales. J'expliquai le topo, il était ravi à l'idée de passer à l'action, mais avait tout de même très peur pour la sécurité de sa copine, je le rassurai autant que j'en étais capable. Au moment ou nous allions sortir, j'entendis grincer la vétuste porte du refuge, par laquelle nous devions faire irruption, Alex se figea dans l'ombre, je me plaquai contre un des doubles battants, pour observer dehors, j'entendis quelqu'un marcher dans l'herbe, en traînant les pieds: un des types était sorti, s'il venait par ici, impossible de tirer sans alerter l'autre et mettre notre amie en danger, je posai donc le fusil au sol et saisis mon lance-pierre, je glissai une bille d'acier dans la bande de cuir et la coinçant entre pouce et index, le bras tenant la fourche, tendu et bloqué, commençai à tendre l'élastique. Le Rôdeur approchait, il marchait sans hâte, sans doute avait-il eu envie de se dégourdir les jambes, il arrivait par la gauche, je vis sa silhouette, quand il passa devant l'ouverture ou j'étais tapi, par contraste avec la noirceur de l'ombre à l'intérieur de notre abri, ses contours étaient bien visibles, je lui laissai faire une dizaine de mètres, la gorge asséchée, n'osant pas déglutir,  j'essayais de ne pas réfléchir, dans ce genre de cas l'imagination est une pire ennemie que l'ennemi lui-même. Il se découpa sur le ciel, dans une sorte de gloire de brume éclairée par la lune, je visai sa tête tendis l'élastique au maximum et lâchai le projectile. Il y eut un drôle de bruit, comme un bref choc d'outil sur du bois dur, je retenais ma respiration, le Rôdeur tomba sans le moindre cri, on eût dit, une ombre qui s’effaçait, Alex, conscient de la gravité de l'instant ne mouftait pas, mais j'imaginais que son 45 était dans sa main. Conservant un instant d'immobilité, j'écoutai la nuit, rien ne bougeait plus, J'entendis seulement le hululement d'un hibou, au loin. Je braquai ma lampe, le corps était couché dans les herbes hautes, je m'approchai, mon porte-flingue me suivit: le type par terre était rétamé de chez rétamé, il était allongé sur le ventre, un liquide translucide suintait de la blessure, à l'arrière de sa tête: c'est vrai qu'ils sont pas humains ces gus, et pas étonnant qu'ils soient pâles, avec du sang transparent!  Un de moins! souffla Alex, finalement, t'es bon, au lance-pierre! il n'avait même pas remarqué l'étrange couleur du sang, il jubilait,  j'évitais seulement de réfléchir à l'acte que je venais de commettre.
Je retournai dans la grange prendre mon fusil, il ne fallait pas perdre une seconde de plus, l'autre pouvait avoir été alerté et nous tomber dessus avec un flingue à vaporiser la cervelle ou je ne sais quoi, fallait se magner, progresser vers la pièce ou était détenue Mady. Marchant avec précautions, suivi de près par mon acolyte, je ne décelai aucun mouvement suspect, la porte était restée ouverte, un rectangle lumineux s'allongeait sur le sol herbeux, la masse de la grange, derrière laquelle j'avais décanillé le kidnappeur avait dû étouffer le peu de sons produits, je me pris à espérer que l'autre ne nous attendait pas, une arme braquée sur notre amie.
Par la porte ouverte, j'entendais Mady parler au Rôdeur, elle se plaignait, "j'ai froid, j'ai faim", mais il ne répondait pas. J'eus l'intuition qu'elle nous savait là et qu'elle cherchait à détourner l'attention de son geôlier, je fis signe à Alex et je me précipitai dans la pièce, fusil braqué, lui sur mes talons. Le salopard était toujours assis devant la table, une expression d'intense surprise se peignit sur son visage froid, lève les mains! criai-je sans originalité, cela faisait deux fois qu'il se trouvait face au museau noir de mon vieux tube à sangliers et j'aurais parié qu'il n'y prenait pas goût. Il leva lentement les bras, me fixant avec une malveillance qui me fit froid dans le dos. Vous êtes déjà morts... dit-il seulement, tandis que le collègue dresseur de chevaux se précipitait vers sa dulcinée en disant des: "tu vas bien ma chérie? ils ne t'ont pas fait de mal?" qui m'auraient arraché des larmes dans d'autres circonstances. Il fallait se barrer vite fait, mais après, j'ignorais ce qui se passerait, le Prof me l'avait dit: ils me retrouveraient, j'étais sûr que la menace du Rôdeur n'était pas du bluff.
Qu'est-ce qu'on fait de lui? demandais-je, en désignant le kidnappeur, Alex se retourna et, sans rien dire, les yeux brillants de colère, leva son 45 et visa le crâne du prisonnier, malgré moi, j'eus un sursaut d'humanité: Merde! on peut pas faire ça! fis-je un peu stupidement, le coup de feu fit un bruit énorme et des choses translucides aspergèrent les cendres froides dans la cheminée, le type tomba lourdement de sa chaise, toute haine éteinte dans ses yeux. Mady avait mis ses mains sur son visage, Alex resta un instant interdit, il venait de s'apercevoir que le sang de ces êtres n'était pas rouge. On n'a pas de corde pour l'attacher, fit-il simplement, et il entraîna sa Mady au-dehors, le cœur glacé, je les suivis.
(à suivre...)

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