L'invité surprise (13)

Nous avons remonté le chemin à toute vitesse, sans paroles inutiles, juste des souffles qui halètent, nous griffant aux ronces, dans le brouillard humide. Nous savions tous que ces évènements n'étaient rien, devant ce qui allait se passer. Nos vies risquaient de se jouer à partir de maintenant. Nous nous sommes précipités dans la voiture comme des naufragés dans un canot de sauvetage, je pris le volant, et démarrai en trombe. Mais je dus m'efforcer de ne pas trop malmener l'accélérateur, la brume qui s'épaississait rendait la conduite dangereuse. Je savais qu'une minute de plus ou de moins, ne pouvait rien changer au danger qui nous talonnait. Ils nous rattraperaient inévitablement. L'exécution du Rôdeur m'avait choqué, je ne pouvais ôter cette image de devant mes yeux. Je savais bien, ou du moins je pressentais confusément, que le geste d'Alex avait été le seul possible, alors que nous n'avions aucun autre moyen de neutraliser rapidement notre prisonnier. Il se serait lancé à nos trousses, à l’instant même ou il aurait recouvré sa liberté. Nous aurions pu l'assommer, pensais-je, mais je n'avais jamais assommé personne,  je ne savais même pas comment on faisait. Est-ce que j'aurais pu lui taper sur le crâne assez fort?  peut-être aurais-je du frapper plusieurs fois?,  le courage me manquait pour ce genre de choses, cette idée me dégoûtait. Tenir quelqu'un au bout de mon arme, ou même lui tirer dessus, dans l'excitation de l'action, pour préserver ma propre vie était une chose différente que de frapper durement, ce qui ressemblait encore trop à un homme désarmé.
Désarmés, je savais pourtant qu'ils ne l'étaient pas, non sans répugnance, j'avais fouillé les poches du mort et trouvé une chose qui ressemblait diablement à une arme: un objet sombre et lisse, vaguement en forme de pistolet, ou de rasoir électrique design, avec à la place de la gâchette, une sorte de bouton hémisphérique, l'autre individu était toujours allongé dans l'herbe, il avait l'air d'être vivant, en fait je n'en savais rien, il en avait seulement l'air. Mais je trouvai dans ses poches, un objet semblable, de forme légèrement différente mais d'aspect tout aussi menaçant, je n'osai tenter de le faire fonctionner.
Cet exercice avait épuisé Alex, rongé ses forces, malgré le peu de lumière dont nous disposions, j'avais pu voir son visage fatigué, ses traits tirés, le vieil homme en lui, avait repris sa place, il avait retrouvé sa Mady et lui tenait la main, assis à l'arrière. Il n'avait plus ouvert la bouche après la mort brutale du Rôdeur, je pensai que son propre geste, lorsqu'il en avait pris conscience, lui avait fait horreur et  je préférais cela.
Tout en roulant, je jetais des regards dans le rétroviseur, au cas ou nous serions suivis. Je m'attendais à voir les yeux jaunes d'une paire de phares percer le brouillard, mais la route était déserte. J'étais sûr que le couple de "chercheurs de champignons" faisait partie de la bande, par chance, ils étaient absents, cela nous avait facilité la tâche  mais ils ne tarderaient sans doute pas à se lancer à notre poursuite, et quand ils nous auraient rattrapés, ils seraient sûrement sans pitié, la haine froide que pouvait véhiculer leur regard ne me laissait aucun doute, ces gars-là n'étaient pas des gentils. Je devais mettre au point un plan de défense, nous allions devoir nous rendre chez moi, nous y barricader, cela ne me paraissait pas lumineux comme projet, mais en fait, j'étais un peu en manque d'idées. Nul autre endroit ou aller, impossible de chercher de l'aide, mêler la police à cette histoire était hors de question, pour des raisons évidentes. Cette fois, je n'aurai pas le choix, je devrais tirer pour tuer, pour tenter de sauver ma vie et celle de mes amis. Les voir ainsi, tels qu'ils étaient vraiment: des gens âgés et fatigués par les épreuves, ne me rendait pas optimiste sur notre avenir. Les "Vimans" m'avaient assuré qu'ils veilleraient sur nous, tiendraient-ils leur parole? j'avais du mal à concevoir que, finalement, j'en étais là à cause d'une bouteille d'huile de pépins de raisin, ça m’apprendrait à ouvrir ma porte à des inconnus. Je bifurquai avant d'arriver en vue de la maison, afin de camoufler la voiture d'Alex, seul mon véhicule, resté garé là, serait visible. Je n'avais aucune certitude que l'ennemi serait trompé, mais il valait mieux qu'ils me pensent seul ici. Malgré ses protestations, je fis descendre Mady à la cave, après réflexion c'était l'endroit ou elle serait le plus en sécurité. Mais avec Alex, nous prîmes position dans les fourrés, à une vingtaine de mètres à l'extérieur de la maison. Nous étions tombés d'accord sur le fait qu'à l'intérieur, nous serions piégés, il allait falloir se défendre, mais l'attaque étant la meilleure défense, peut-être pourrions-nous avoir l'avantage de la surprise, en les surprenant par-derrière alors qu'ils nous croiraient enfermés dans la maison. Et puis pour tout dire, je ne me sentais pas l'âme de Davy Crockett pour rejouer Fort Alamo.
L'attente me parut un peu longue, j'ignorais ce que faisait notre ancienne acrobate, dans la cave de l'alambic. Je supposai qu'elle s'était endormie, je l’espérais. Il est vrai que Mady avait été quelque peu bousculée: enlevée, puis délivrée dans un laps de temps très court elle avait fait le plein d‘émotions. Je pensai que la vieille dame était épuisée et n'avait pu résister à l'emprise de la fatigue. Alex, lui, semblait détendu, mais il m'avait dit, montrant le Colt 45 automatique, lourd et inquiétant, dans son poing:  Cette chose nous rends plus forts, elle nous rends aussi plus mauvais. Pour la première fois de ma vie, j'ai tué un être vivant de sang-froid, Jean-Pierre, j'ai honte, j'étais en colère, tu penses du mal de moi ? Ses yeux étaient humides, il venait seulement d'apprécier la portée de son geste, et cela faisait longtemps que personne ne m'avait appelé par mon prénom, je me sentais plus jeune, et aussi un peu plus vieux. On en à plus rien à faire, j'ai répondu, si la cavalerie se pointe pas, on est cuits, alors...
Il faisait encore nuit, quand nous entendîmes un bruit de moteur sur le chemin. La Peugeot grise apparut, cahotant sur le terrain inégal, allongeant la lumière de ses phares. Je disparus derrière un buisson d'arbousiers, les faisceaux de lumière balayèrent une grande partie de la surface autour de la maison  projetant des lumières éclatantes et des ombres crues. Je serrais la crosse du vieux fusil, maintenant, le lance-pierre n'était plus de mise. J'avais toujours cru être à l'abri, protégé, ignoré, des vicissitudes de ce monde, du moins suffisamment pour n'avoir pas à défendre ma vie, mais ignorant, terrible incertitude, l'heure de ma mort. Voici qu’à présent, je pouvais en avoir une idée, cela rendait les choses plus simples. J'étais inquiet pour Alex et Mady, je les aimais, leur sécurité comptait pour moi, mais la seule réalité à présent c'était vivre ou mourir, et quitter l'existence ne m'avait  jamais paru plus facile, la loi naturelle à l'état brut! vie et mort mêlées sur le Grand Livre...
Alex serrait dans son poing le gros automatique terne. Ça va? lui demandais-je, avec le ton le plus assuré que je pus  composer, ça va, affirma-t'il, mais son visage de vieux beau gosse exprimait l'angoisse et la tension, la différence entre nous était là: Je n'avais rien à perdre, lui avait une nouvelle vie qui tendait ses bras, il était conscient d'avoir peu d'années d'existence pour en profiter. Laisser échapper ce trésor le terrorisait, il était prêt à le défendre de toutes ses forces, et je le défendrai avec lui, pour une fois que j'avais un but, j'allais pas laisser passer une occasion de jouer les héros. Je ne croyais pas en une vie après la mort, mais au cas ou, autant arriver sous le meilleur jour.
Pour l'instant, ils ne nous avaient pas repérés, ils étaient trois, la femme maigre, avec son acolyte chercheur de champignons et un type avec un pansement autour de la tête, celui que j'avais assommé au lance-pierre. Ils sortirent de la voiture sans se presser, leurs yeux fixés sur la maison. Ils tenaient un conciliabule, jetant parfois des regards vers le chemin par lequel ils étaient arrivés, comme si ils attendaient quelqu'un. Nous étions derrière eux, un peu trop loin pour tirer efficacement, fallait s'approcher, les flinguer, en finir. Je dis à Alex: On y va! et je fonçai hors du buisson, je lâchai une bordée de chevrotines sur le gars au pansement. Le vieux fusil eut un brutal sursaut d'animal captif, dans la nuit, la flamme qui jaillit du canon parut énorme. Le type chuta en se tortillant: ça devait faire mal, le plomb, et il allait m'en vouloir si il survivait: ça faisait la deuxième fois que je faisais un carton sur lui. Alex tira plusieurs balles en direction de la femme, qui se tenait à sa gauche, elle fut touchée à l'épaule, je la vis vaciller, elle ne tomba pas et visa Alex, main fermée sur une arme. Je m'attendais à voir un rayon brillant ou un truc du genre, mais non, le copain de Mady fut catapulté deux mètres en arrière, dans un silence total et resta inanimé. De peur et de colère, je tirai ma deuxième cartouche, la femme, qui pointait ;à présent son arme vers moi, virevolta comme une danseuse et s'écroula dans l'herbe, j'ouvris rapidement le fusil, éjectant les douilles vides, foutue vieille pétoire! sans perdre de temps, je pris deux cartouches dans ma poche de blouson, les glissai dans le  canon.                                                                                                                                          Le dernier type courait dans ma direction, bras levé, un truc noir dans sa main,  j'épaulai et visai. A cet instant, des phares apparurent au bout du chemin, le temps que je puisse évaluer  ce qui se passait, le Rôdeur se jeta à terre, je tirai, mais une seconde trop tard, je l'avais manqué. La voiture qui venait d'arriver stoppa, les portières s'ouvrirent et trois types en costard gris sombre se précipitèrent au-dehors. Merde! il y en avait d'autres! je tirai mon dernier coup dans le tas, un mec trébucha, et s'affala, un autre tendit son bras, je me sentis projeté dans les airs, dans le vide et le noir... Quelque secondes ou mille ans plus tard, Je rouvris les yeux, j'étais allongé, je ne sentais rien, ni douleur, ni le sol sous moi, rien. Un Rôdeur s'avança, son arme braquée, je le voyais par en-dessous et il me parut très grand. J'ai eu envie de crâner, lui dire "salut connard!" mais je me sentis seulement sourire, aucun mot ne put sortir de ma bouche. Il y avait une flamme de rage et de haine dans ses yeux, je songeai à Alex et Mady, qu'allait-il advenir d'eux? Je sombrais dans un néant doux et sucré comme le miel sans recevoir de réponses, à cet instant, je m'en foutais, plus rien n'était important, plus d'angoisses, plus de questions, c'était délicieux, j’emmerdais la planète…
(à suivre...)

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