L'invité surprise

Vendredi soir, je n'avais pas très faim, et autant de vitalité qu' une vieille carpette mitée, j'ai grignoté une pomme pleine de pesticides, et  un bout de pain fait avec du plâtre à reboucher le fissures. Je me suis couché direct en me disant que ça ne pouvait pas faire de mal à mes bourrelets de manger un peu léger. Mais dans la nuit, voila que je me réveille avec un petit creux, mon ventre gargouillait d'une manière qui ne laissait pas d'équivoque, j'étais d'abord un peu réticent à quitter le confort douillet du lit pour aller absorber ma dose de colorants alimentaires, d'exhausteurs de goût et d’antioxydants,  mais, sournoisement, mon cerveau, toujours en éveil pour ce genre de choses, m'a proposé l'attirante image d'un plat de spaghetti, noyés sous le fromage fondu, accompagnée de l'anticipation d'une suave sensation, celle d'un agglomérat chaud et collant, glissant dans mon estomac. Alors j'ai lâchement rendu les armes, je me suis arraché à mon lit qui m'a paru soudain moins confortable, je me suis rendu dans la cuisine avec l'espoir d'un blessé aux services des urgences,  pour remplir d'eau la grande casserole en inox, celle pour les nouilles. Il devait être pas loin de deux heures du matin, tout était silencieux, il est vrai que l'on se couche tôt à la campagne. Je surveillais la cuisson en me disant que j'avais eu la main un peu lourde et que je ne pourrais certainement pas tout manger, quand j'ai entendu comme un léger bruit contre ma porte, j'ai tendu l'oreille, me demandant si j'avais rêvé, ou si un animal aux mœurs nocturnes rôdait aux alentours...silence... Je reportai une attention amoureuse sur la casserole fumante, calmant à force de volonté, les attentes impatientes de mon estomac, et juste à ce moment, j'entendis distinctement un index impatient choquer plusieurs fois le volet de bois; mon cœur se mit à battre un peu plus vite, une visite? à cette heure? pour quelle raison un inconvenant quidam éprouvait-il soudain le besoin de venir me déranger en pleine nuit, qui plus est pendant une importante opération de sauvetage à but culinaire? Un peu contrarié, je débloquai le verrou et ouvrit le volet, puis la porte, et là, je restai un peu interdit, et déjà plus curieux que fâché: un drôle de petit bonhomme se tenait sur le seuil, hormis le fait pourtant notable, qu'il était tout nu et plutôt maigrichon, les membres grêles, il arborait une tête chauve, un peu trop grosse ou étaient plantés deux grands yeux noirs et humides qui me fixaient. En l'examinant, je constatai que sa peau était grise et lisse et qu'il ne possédait aucun attribut sexuel, même pas un minuscule "bistouriquet", drôle de bonhomme, pensai-je, il n'est pas du coin, ça c'est sûr. L'autre parut s'offusquer de l'examen que je faisais de sa personne et me dit sur un ton ou je crus déceler un peu d'impatience: bonjour, monsieur, est-ce que vous auriez l'amabilité de me rendre un petit service? il avait dit ça d'une voix flûtée avec une légère pointe d'un accent que je ne reconnus pas mais qui me conforta dans l'idée qu'il était étranger à la région. Nom de dieu, mes pâtes! j'en avais oublié la cuisson de mes spaghettis, c'est comme ça les spaghettis: "al dente" c'est délicieux, trop cuit, ce n'est plus que de longs vers tout mous, j'en goûtai un pour vérifier: juste à point. J' éteignis le feu sous la casserole et sortis la passoire du placard, quand j'entendis derrière moi, le gars ou je ne sais quoi, qui répéta sa question, d'une voix un peu moins assurée, sans doute à cause du manque d'intérêt que je lui manifestais: euh, monsieur, s'il vous plaît, vous pourriez me dépanner? Tout en égouttant mes pâtes, je me dis que je pourrais peut-être écouler mon excédent de spaghettis: dites, je lui demandai, en ouvrant un sachet de fromage râpé, c'est pressé, votre truc? parce que si ça peut attendre, les pâtes, elles, ne le peuvent pas, vous les partagerez bien avec moi? Là, je l'ai regardé quand même, sinon ça aurait paru malpoli, genre, un peu méprisant avec l'étranger, et sa petite bouche à comme qui dirait souri, il à paru se détendre un peu et il a accepté avec une chaleur qui m'a fait plaisir: oh oui, bien sûr, j'en serai très honoré!, mais je ne voudrai pas vous déranger... Mais, non, vous ne me dérangez pas du tout, j'ai répondu, très urbain, en plus j'avais fait trop de pâtes, entrez donc. J'ai sorti la table pliante, que je range dans un coin pour ne pas perdre de place, c'est vrai, c'est petit chez moi. Puis on s'est assis, l'un en face de l'autre, devant deux assiettes fumantes, avec un grand bol plein de gruyère râpé, j'avais ouvert une bouteille de Bordeaux, je remplis les verres: servez-vous, lui ai-je proposé en me rappelant mes bonnes manières, et je le regardai disperser un gros tas de fromage sur ses nouilles et mélanger le tout avec application à l'aide de sa fourchette, ceci fait, il attendit quelque secondes, regardant son assiette avec l'air d'un pêcheur qui à une touche, et prit un peu de spaghettis qu'il leva à hauteur de ses yeux avec un air ravi: super! s'exclama t'il, en plus ça fait des fils!. Il faisait plaisir à voir tellement il avait l'air content, vous aimez ça, on dirait? je me suis enquis, tout heureux de donner un peu de bonheur à un étranger solitaire à cette heure avancée de la nuit. Il sembla hésiter avant de répondre: ben, normalement, on n'a pas le droit de consommer des nourritures terr... euh, de chez vous, mais la gelée nutritive à la longue ça me fout la gerbe!  En tout cas, vous parlez drôlement bien notre langue, remarquai-je, observateur, et vous aviez déjà goûté les spaghettis au fromage? Non, pas du tout, mais j'en rêvais depuis longtemps, avoua t'il avec l'air ébloui de celui qui vient de gagner au loto. Alors je lui souhaitai bon appétit et nous nous mîmes en devoir de manger ce que contenaient nos assiettes, on n'entendit plus que des bruits de mastication pendant un long moment. Je jetai un coup d'oeil sur mon invité surprise et je vis qu'il absorbait sa nourriture avec un air de respect et même de vénération, comme si c'étaient des hosties consacrées, il levait sa fourchette un peu haut pour faire des fils, les admirait un instant, et enfournait une bouchée qu'il mastiquait ensuite avec application, ce qui ressemblait à une expression d'extase dessinée sur son drôle de visage, il vida d'un trait un deuxième verre de rouge. En fait, je commençais à avoir des soupçons: et vous venez de loin? je lui demandai tout à trac, quand il eut fini de manger. Il se troubla, sans répondre de suite et pour détendre l’atmosphère, je lui tendis une serviette en papier, il l'utilisa, très consciencieusement, et me répondit d'une manière plutôt laconique: oui... Ah bon, je fis, déçu, réduit aux conjectures: il n'avait l'air ni Ukrainien, ni Sri Lankais, ça c'était sûr, j'insistai sans vergogne: et loin, ou? il me sembla qu'il prenait le temps de choisir ses mots et répondit un peu trop lentement, comme si la parole peinait à franchir des lèvres qu'il avait fort minces: en fait... je viens d'une autre... euh... il fit une courte pause, l'air inquiet de celui qui doit faire un choix délicat, style faire une sauce bolognaise ou une carbonara et jeta comme on éternue: ... PLANETE! il guetta  sur mon visage, un changement d'expression, craignant peut être que je me jette sur lui avec la fourchette à spaghetti ou que je courre dehors hurler à la lune, mais je ne bronchai pas: Je m'en doutais un peu, fis-je en récupérant le dernier spaghetti dans mon assiette. (J'avais remarqué qu'il n'avait presque pas de nez, ça m'avait mis la puce à l'oreille). Mon manque de réaction sembla le soulager: vous réagissez bien, dit-il d'un ton admiratif, rien que de m'apercevoir, d'habitude, les rares humains que je croise s'enfuient en hurlant, ou font des trucs bizarres, ils tombent raide évanouis de trouille et ceux qui ne s'évanouissent pas, crient: ne m'enlevez pas! ne m'enlevez pas! en agitant les bras. Quelle idée! on en ferait quoi, d'un humain, on sait depuis longtemps comment ça fonctionne, ils devraient plutôt arrêter de regarder les stupidités lobotomisantes de la télé, de se battre pour un regard de travers ou de saloper leur planète et... je lui coupai la parole avec une impolitesse qui ne m'est pas coutumière, mais je sentais qu'il allait dire des choses désagréables, en plus, je  les connaissais déjà. Vous vouliez quoi, au fait?, je dis l'air innocent, il reprit son calme, un peu contrit de s'être laissé aller: vous pourriez me prêter un peu de votre huile de pépins de raisin? il me regardait droit dans les yeux, l'air de ne pas y toucher et ajouta: oui, j'ai un problème avec la trappe de soute de ma, mon ... véhicule, et ça fonctionne avec un liquide qui y ressemble beaucoup, il avait dit ça comme on dirait: vous pouvez me prêter une clé à molette, je voudrais démonter mon carbu... Et comment vous savez que j'en ai? que je lui demandai de manière un poil trop agressive; j'avais tout d'un coup un gros, gros soupçon. Pour Big Brother, je savais déjà, mais si les extraterrestres s'y mettent aussi, c'est la fin de tout! Il toussota, on aurait cru un aboiement de Yorkshire, et prit l'air coupable d'un gamin pris en train de faucher des nounours en guimauve dans une confiserie: C'est que... euh, et bien, je... nous... Venez-en au fait!, dis-je d'un ton sec, vous nous espionnez, c'est ça?, il déglutit, finit son verre de vin pour s'éclaircir la voix et avoua: et bien, oui... euh, c'est mon boulot, quoi, c'est scientifique... son air penaud m'attendrit et je me radoucis, après tout, ce n'était pas si grave, du moment qu'il n'en profitait pas pour nous coller des implants dans le nez ou ce genre de trucs. Bon, ça va, je ne vous en veux pas, dis-je, aussi gentiment que possible, pour le rassurer, y'a pas de souci!  alors il redressa sa grosse tête, l'air très soulagé:  c'est bien vrai?, mais oui, mais oui, je ne vais pas vous faire des histoires pour ça, ici, même les voisins s'espionnent, alors.. je me levai et pris sur une étagère de la cuisine, la bouteille d'huile à peine entamée, je lui tendis avec un sourire engageant: tenez, et réparez donc votre machin, il s'en empara vivement et la serra contre lui comme le saint Graal, oh merci! merci beaucoup, vous savez, vous êtes le seul à des kilomètres à la ronde qui ait de l'huile de pépins de raisin! Par discrétion, je m'abstins de commenter cette information et finit de vider la bouteille de rouge dans son verre: un petit dernier pour la route? il secoua son gros crâne pour une dénégation faite avec regrets: non, merci, c'est gentil mais je ne peux pas, vous savez, je conduis. Il prit ma main dans ses longues mains froides et la serra avec effusion, je remarquai qu'il n'avait que quatre doigts, mais au point ou j'en étais, c'était vraiment un détail. Vous êtes vraiment un terrien sympa, vous, me confia t'il, à force de les observer, j'avais fini par croire qu'ils étaient tous pareils! Ouais, en somme c'est un repas de travail! lui lançai-je sur le ton de la plaisanterie et il eut encore un aboiement de Yorkshire mais d'une manière qui me fit penser au rire d'un type qui aurait des problèmes de sinus. Écoutez mon vieux, proposais-je en lui ouvrant la porte, repassez quand vous voulez, il y aura toujours des spaghetti pour vous, il parut ravi de ma proposition et m'assura qu'il n'y manquerait pas à l'occasion, si son chef n'était pas dans les parages: oui, il est très règlement, règlement et un peu pète-sec. Tandis qu'il sortait, je dis: vous savez, nous aussi, on en à plein des comme ça, il fit encore le bruit de Yorkshire et, se rapprochant de moi avec un air de conspirateur il baissa la voix sur le ton de la confidence: dites, je compte sur votre discrétion... Je l'assurai que je serai muet comme une tombe et il s'en fut dans la nuit en me criant: merci pour tout! Après qu'il eut disparu, je me rendis compte que je ne savais même pas son nom et tout en vidant le verre qu'il avait laissé, je pris la résolution de le lui demander la prochaine fois, faudrait aussi que je pense à racheter de l'huile de pépins de raisin...
(à suivre...)

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