l'invité surprise (8)

Je pris une lampe-torche et m'aventurai dans l'escalier, il y avait bien un vieil interrupteur en porcelaine, mais il ne fonctionnait plus, je dus me courber en deux pour passer l'ouverture, mais ensuite, je pouvais tenir debout, l'obscurité, habituée à avoir son empire sur cet endroit, refluait avec regrets, tout ce temps passé sans combattre la lumière, à noircir, forcir dans son boulot d'ombre, semblait lui avoir donné une texture, presque le poids et l'épaisseur d'un rideau, que le faisceau de la lampe rencontrait sans le percer, je fantasmais, l'odeur semblait celle d'une crypte, et après les derniers évènements vécus, je n'aurais pas été étonné de tomber sur le cercueil du Comte Dracula. Le sol était sec et cimenté, mais le faisceau blanc de ma lampe ne rencontra pas le refuge du vampire, la masse sombre, tapie dans un coin de la cave, avec ses renflements et ses tuyaux, ressemblait à une machine infernale, oubliée abandonnée, amoureusement enveloppée d'un voile de poussière. Je m'en approchai, tâtai sa panse du bout du doigt: du métal! je suivis les circonvolutions d'un tuyau, dessous, il y avait un genre de fourneau de briques plein de cendres, un conduit noirci, menant sans doute au-dehors, pour la ventilation; je me souvins de cette petite cheminée de briques sur le toit et que je croyais correspondre avec la soi-disant cheminée murée. Même si cette idée séduisante m'avait effleuré, ce n'était pas un athanor d'alchimiste, mais bien un alambic pour fabriquer de l'alcool! Quelqu'un, peut-être celui-là même qui avait construit la maison, distillait de l'eau-de-vie maison, car il faut savoir que l'alcool étant fortement taxé, il est
interdit d'en fabriquer soi-même, à moins de posséder une autorisation officielle. En promenant le faisceau de ma lampe, je vis deux ou trois caisses en bois, contenant des bouteilles dont certaines bouchées par un bouchon de liège, je repensai au vieil homme solitaire, décédé dans sa maison, un ou deux ans avant que je ne viennes y habiter, il était mort presque centenaire et je comprenais mieux les raisons de sa longévité. Enfant, j'ai connu mon arrière grand'mère, décédée elle aussi à quatre-vingt dix-neuf ans, elle se versait un verre d'eau de vie de poires et disait: Une bonne p'tite goutte chaque jour, y'a pas mieux pour vous garder la santé! ce qu'elle ne le disait pas, c'est que, parfois, c'était plutôt deux, voire trois ou quatre verres, mais qu'importe! la vie, après tout, c'est jouir de l'instant. Maintenant on vous vends un alcool industriel, surtaxé "à boire avec modération" quelle hypocrisie! vivre ou mourir avec modération? manger, baiser, dormir, jouir, enfin, avec modération? mais bosser sans aucune modération, ton patron à besoin de toi, mon frère et.... Bon je m'éloigne encore, en fait cette cave était une ancienne distillerie clandestine, voilà pourquoi elle était si bien cachée, et le vieux était mort en gardant son secret, je lorgnai un instant les bouteilles, puis j'en embarquai une avant de remonter, je refermai l'étagère, la cave était redevenue invisible, j'étais ravi, sacrée Mady! dire que j'avais douté! il ne me restait plus qu'à ouvrir la bouteille d'eau-de-vie pour me remettre de mes émotions, "avec modération".
Plus tard,je nettoyai la cave, un coup de balai n'étant pas superflu, rebrancher l'éclairage me sembla imprudent, mais j'essayai de la rendre confortable, si j'avais à y faire descendre mes hôtes, un vieux tapis, un matelas et quelque coussins, me parurent suffisants, cette pièce souterraine devait mesurer environ quatre mètres sur quatre, les murs une fois nettoyés étaient sains et j'en profitai pour briquer un peu l'alambic, qui semblait en parfait état même s'il s'agissait d'un modèle très ancien, tout en cuivre, assemblé par rivetage, une œuvre d'art! Je n'avais plus qu'à attendre, je ne savais toujours pas qui étaient ces rigolos, pas très drôles en fait, qui rôdaient autour de chez moi en me prenant pour une daube, je résistai à l'envie de demander des précisions à Mady, j'aurais eu l'impression de profiter d'elle. Je passai néanmoins la voir de temps en temps, comme je le faisais auparavant, d'abord pour l'informer que j'avais trouvé cette fameuse cave et puis je ne voulais rien changer à mes habitudes, paraître insouciant et détendu, de la pure stratégie. Je gardais ma parano à l'intérieur en m'arrangeant pour ne pas qu'elle soulève le couvercle, même si chaque inconnu croisé dans le village semblait m'espionner, me scruter ou me suivre. En réalité, j'étais un peu à cran, fallait pas me chatouiller mais ça ne se voyait que pour les emmerdeurs.
La présence de ma vieille Mady avait des vertus thérapeutiques, sa bonne humeur, sa santé florissante, me faisaient du bien. Je m'en défendais, mais malgré moi, j'avais un peu tendance à la considérer comme ma mère, ça pouvait se comprendre, son truc à ma vraie mère, c'était plutôt la baffe que la tendresse maternelle, alors, sa douceur et sa gentillesse, en plus de cette faculté qui lui permettaient de voir plus loin que le commun des mortels avaient donné à Madeline Brodelin, une place de choix dans ma vie.
Ce jour-là, quand elle me fit entrer, il y avait déjà, assis dans un fauteuil du salon, un vieux monsieur très digne avec une fine moustache et un faux air de Sean Connery, ça avait du être un beau gars, le papy, en fait il l'était encore. Elle avait l'air particulièrement survoltée et je soupçonnai une vieille histoire qui reprenait du galon. Jipé, je te présente Alexandre Baluchon, un vieil ami, nous-nous étions perdus de vue il y à très longtemps.... Le vieux monsieur se leva, en plus, il était grand, sans un poil de ventre, j'avais l'air d'un petit gros à côté de lui, il sourit et ses dents avaient l'air de ne pas être toutes d'origine, ça me consola un peu. Il me tendis une main solide à la poigne ferme: Madeline m'a beaucoup parlé de vous, monsieur.... Laissez tomber le Monsieur, dis-je, appelez moi Jipé comme tout le monde, et moi je vous appellerai Alexandre, ou mieux, Alex, si vous m'y autorisez. Bien sûr, fit-il joyeusement, il n'y à aucun problème, nous pouvons  même nous tutoyer, si vous le voulez? Il commençait à me plaire, le copain de Mady.
Assis autour de la table ronde du salon, devant des tasses de thé fumantes, j'avais presque l'impression d'être avec des parents retrouvés. Vois-tu, expliqua notre hôtesse, nous-nous sommes connus il y à plus de quarante ans, alors que nous étions employés par le cirque Medrano, il était dresseur de chevaux, j'étais acrobate aérienne, et puis j'ai eu mon accident... Elle laissa passer un court silence, dans ses yeux, il me semblait voir affluer puis refluer l'émotion, elle se redressa: A ma sortie de l'hôpital, j'aurais pu reprendre mon métier, je n'étais pas handicapée, quelque part, j'avais eu de la chance, le don que tu sais ne m'était pas encore devenu évident mais une chose terrible m'arrivait: j'étais terrorisée à la seule idée de reprendre les agrès, j'avais le mal le plus irréparable, la pire malédiction pour une trapéziste: le vertige, alors j'ai fui, je ne voulais pas de la charité, ni d'un métier de cirque qui m'aurait laissée les pieds dans la sciure de la piste, alors qu'au-dessus de ma tête, d'autres évolueraient, je ne serai plus jamais l'ange en collant de lumière qui fait bondir le cœur de tous ceux qui la regardent... Ses yeux se mouillèrent, Alex lui prit la main et la serra très fort, il se tourna vers moi: Elle était si belle, tu sais, nous étions tous amoureux d'elle, ce fut un choc pour nous tous et sa disparition nous laissait orphelins, nous l'avons cherchée longtemps, et puis, le cirque à repris sa route, j'ai continué malgré tout à essayer de la retrouver, durant des années, je n'ai pas désarmé, et un jour j'ai fini par perdre espoir, sans pour autant qu'elle quitte mes pensées...Il avait parlé sur un ton triste un peu lent, je ne savais quoi dire, trop d'émotion, sans doute. Presque sans marquer de pause, son visage s'est éclairé, il à paru s'animer, il souriait de nouveau: Et voilà que je tombe en panne dans un bled perdu, à quelque kilomètres d'ici, je demande l'annuaire pour trouver un garagiste... Il reprenait vie tout à coup, son œil brillait, ses pommettes rosirent légèrement, ...Et voilà que je tombe sur son nom! n'est-ce pas une coïncidence extraordinaire? après si longtemps! Il avait l'air du gars qui vient de gagner au loto et qui n'arrive pas à y croire. Oui, dis-je, avec la voix du sage qui énonce une vérité éternelle, le destin est capricieux, il peut vous oublier dans la poussière, au point que vous-vous demandez si votre vie à réellement un sens, et puis un jour il vous repêche, vous met à la lumière et vous brillez comme jamais, je n'y ai jamais rien compris et il n'y à sans doute rien à comprendre! Alexandre eut un petit rire: Oui, oui, c'est vrai, quand elle m'a ouvert, j'étais mort de peur, c'était bien elle, je l'ai reconnue tout de suite, et elle aussi, elle m’a regardé quelque secondes, puis elle à mis ses mains comme ça (il prit son visage dans ses mains) et elle à dit: Mon dieu, Alexandre! c'est toi? il se tut, nul ne disait plus rien, comme on dit, un ange passa, ils se regardaient, me regardaient, se tenaient la main, ils me mettaient les larmes aux yeux, ces deux vieux soudain rajeunis de presque cinquante ans, il fallait que je me barre sinon j'allais éclater en sanglots et c'est pas bon pour mon image et puis ils devaient avoir pas mal de choses à se dire. Comme je me levais, Mady s'inquiéta, un peu étonnée: tu nous quitte déjà? alors à bientôt, et prends garde à toi, et dans un élan d'affection elle se leva et m'embrassa sur les deux joues, je serrai la main vigoureuse d'Alexandre et je sortis, tout remué de l'intérieur.
(à suivre...)

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