L'invité surprise (6)

Quelque jours passèrent, sans nouvelles de mes visiteurs, je ne les oubliais pas, mais d'autres préoccupations requéraient mon attention, quand, un jour, en fin d'après-midi, il faisait encore clair, en m'engageant sur le chemin de terre menant à mon domicile, je vis qu'il y avait quelque chose d'inhabituel: une voiture grise, une grosse Peugeot, de je ne sais quel modèle, stationnait sur le côté, elle était vide. Je me garai devant chez moi, perplexe, sans rencontrer le conducteur. En promenant mon regard alentour, je ne vis personne, mais quand je sortis la clé de ma poche pour ouvrir la porte, j'aperçus deux individus, grands et assez baraqués, les cheveux coupés court, vêtus de costards gris qui baguenaudaient plus loin, ils avaient l'air d'inspecter les environs. Qui c'est ces blaireaux? me dis-je, en espérant qu'ils ne s'intéresseraient pas à moi, j'ai horreur de me sentir envahi dans mon espace vital. Mais un des deux types me repéra, dit un mot à l'autre qui se retourna et ils s'avancèrent vers moi, avec sur les lèvres des sourires de représentants en aspirateurs, des visages minces et pâlichons. Je suspendis mon geste: je n'avais aucune envie de les faire entrer, j'ai horreur des costards, gris en plus, des chemises blanches, des cravates de chiottes. Bonjour monsieur, fit le plus grand, vous habitez ici? Non, je cambriole! répondis-je avec un sourire pas forcément aimable, leurs cravates de croque-mort ne m'inspiraient pas du tout, ils firent semblant de trouver ma répartie marrante, elle n'était pas faite pour ça. J'avais gardé la clé à la main, mais mon bras était retombé, je ne leur laissai pas le temps d'en placer une: dites, si c'est pour un machin religieux ou pour me vendre un truc dont je n'ai pas besoin, je ne suis pas intéressé, je vous le dis, ça vous évitera de perdre votre temps et le mien... Ils se sont regardés, puis ils ont reporté leurs regards sur moi. Non, non! fit le plus petit des deux chieurs, nous ne voulons rien vous vendre, excusez-nous de vous déranger, mais nous prospectons la région pour acheter un terrain, de préférence avec une maison assez grande, ancienne, si possible, comme la vôtre, mais plus vaste, évidemment, nous voudrions ouvrir une ferme-auberge, vendre des produits régionaux, tout ça... Oui, a surenchéri l'autre, le région est touristique, ça peut être rentable. C'est ça, je me suis dit, des aubergistes gay, peut-être, mais c'est pas sûr. Vous connaîtriez un terrain à vendre par ici? à fait le jumeau. Bon, ils me gonflaient ces deux nazes, Désolé, dis-je, l'air pas désolé du tout, je ne peux pas vous renseigner, vous devriez consulter le cadastre et contacter les propriétaires... Oui, oui, bien sur... fit le grand, comme si je lui avais indiqué l'emplacement du Trésor des templiers, à ce moment, un signal d'alerte s'est allumé quelque part dans ma tête, mais je n'ai pas bougé, j'attendais qu'ils se cassent. Ils restaient plantés là, l'air d'aubergistes comme moi d'un curé de campagne. Et il y à du passage, par ici? insista encore le plus grand, alors que je commençais déjà à monter en température, ouais, j'ai fait: des corbeaux, et c'est déjà suffisant! Ah d'accord, fit-il, d'un air entendu, en se caressant un menton qu'il avait carré et rasé de près. Bon, fit l'autre, finalement, au moment ou je commençais à me demander s'ils comptaient sortir une tente et faire du camping devant ma porte, excusez-nous pour le dérangement... Y'a pas de quoi, j'ai répondu, soulagé de les voir lever le siège. J'ai attendu qu'ils remontent dans leur bagnole et qu'ils aient disparu derrière les arbres, au détour du chemin, puis j'ai couru comme un dératé, courbé en deux à la manière d'un commando, jusqu'au gros chêne qui cachait la courbe du sentier, arrivé là, je me suis accroupi devant un buisson de ronces et j'ai promené mon regard de l'autre côté, je n'ai pas eu à chercher: ils étaient arrêtés là, l'un des deux était sorti et parlait dans un truc qui ressemblait plus à un talkie-walkie qu'à un portable, à mon grand regret, je n'entendis pas ce qu'il disait, mais cela me suffisait, des aubergistes! mon cul!
J'étais soucieux, ces deux gars étaient peut-être des flics, peut-être pas, ils pouvaient chercher des plantations sauvages de cannabis, certains jugeaient plus économique de planter leur propre herbe, mais c'était le plus souvent l'affaire des gendarmes, ils arrachaient les plants, puis s'en allaient en les emportant, satisfaits du devoir accompli et d'avoir gaspillé l'argent des contribuables pour quelques plantes diaboliques, si ça se trouve, ils les arrosent d'eau bénite. Mais que pouvaient me vouloir les frères Machin avec leurs cravates de neurasthéniques? Le seul psychotrope que je possède est en vente libre, dans des bouteilles de pinard et jusqu'à nouvel ordre, le raisin n'est pas classé parmi les plantes hallucinogènes. Mais si je voulais en savoir un peu plus, je pouvais avoir recours à mon arme secrète, rien à voir avec les gadgets technologiques qui font bander les malades de l'espionnite, mon gadget à moi, s'appelait Mady, avait soixante-dix ans et n'était pas du tout électronique. De son vrai nom, Madeline Brodelin, c'était une sympathique vieille dame, rencontrée en faisant mes courses au supermarché, rayon fruits et légumes, elle était embarrassée par le fonctionnement d'une de ces balances électroniques qui servent à nous faire bosser en économisant un salaire. Alors qu'elle venait d'avoir une étiquette autocollante pour un kilo de pommes et que c'étaient des tomates, je lui avais donné un coup de main pour rectifier le tir. Merci monsieur, vous êtes très aimable, m'avait-elle dit, souriante, en levant sur moi des yeux bleu très pâles, ben oui, j'ai fait, en lui rendant son sourire, c'est bizarre, je dois être malade, normalement, je suis grossier et malpoli... Elle avait ri, d'un petit rire un peu timide: Non, je ne crois pas, vous êtes beaucoup plus aimable que vous le croyez... et elle était repartie avec son kilo de tomates. Aux caisses elle faisait la queue derrière moi, je ne la vis que quand elle tapota mon bras, je voulais vous dire, monsieur, fit-elle, à mi-voix: soyez prudent, vous allez avoir un petit accident à cause des poules!  A cause des poules? j'ai répété, un peu ahuri, oui, reprit-elle, mais en principe sans gravité... Ça y est! je me suis dit, je suis encore tombé sur une mamy qui à perdu des neurones, ça fait peur de vieillir!
C'était mon tour, j'ai déposé mes emplettes sur le tapis, sans plus oser la regarder et ensuite, j'ai filé, de peur qu'elle m'alpague de nouveau.
De retour chez moi, j'avais oublié la brave dame un peu timbrée, jusqu'au moment ou, voulant ranger une boîte d'œufs dans le frigo, celle-ci s'est ouverte, le contenu s'est éclaté sur le carrelage. Je pestais contre moi-même en me précipitant pour saisir une éponge et... j'ai dérapé sur le sol glissant et je me suis retrouvé les quatre fers en l'air, les fesses sur les coquilles écrasées, un peu sonné mais indemne. Nom de Dieu! je me suis dit, en retrouvant la mémoire: un accident à cause des poules! elle savait, ou elle à seulement dit n'importe quoi? la coïncidence était quand même troublante.
Environ deux semaines plus tard, quand je l'ai revue au même endroit, je l'ai accostée pour lui dire que je ne gardais pas de séquelles de mon accident "à cause des poules" elle n'eut pas besoin de réfléchir, preuve qu'elle avait toute sa tête. Ah, et bien tant mieux! s'était-elle exclamée, l'air ravie que je ne me sois pas brisé le coccyx. Nous avons bavardé un instant, elle avait des cheveux grisonnants un peu coiffés au pétard, l'air de quelqu'un qui vient d'essuyer une tempête, debout sur un promontoire rocheux, sauf qu'il n'y avait pas un souffle de vent dehors et pas le moindre rocher dans la région, mais ses yeux bleus pétillaient de gaieté et d'intelligence, malgré son aspect menu et sa petite taille, elle dégageait un énergie communicative et je commençais à la trouver très amusante et vraiment sympa. Elle avait du sentir ma sympathie à son égard: passez donc boire un café un de ces jours, dit-elle, ça me fera plaisir de discuter un peu, et baissant la voix: ici, je ne vois pas grand ‘monde, les gens du coin sont vraiment trop cons! là elle se redressa, sourcil froncé, soudain prise d'un soupçon: Vous n'êtes pas d'ici, vous? Je ris à son air soudain sérieux: Non, pas vraiment, c'est grave? elle rit encore, me mis une  tape sur le bras de sa petite main pâle veinée de bleu: Non, non, pas du tout! elle reprit son caddy et me lança un: à bientôt! enjoué, puis disparut dans la foule des clients entre le rayon du papier toilette et celui des produit désinfectants pour sol.
Ainsi j'ai connu Mady, ancienne acrobate de cirque et voyante atypique, elle est même devenue une très bonne copine, son seul défaut, si c'en est un, étant d'aimer parfois écluser quelque verres de gin de marque "Beefeaters", à ces moments-là, sa conversation devenait parfois un peu surréaliste. Son don lui était venu sans qu'elle sache pourquoi, à la suite de la chute qui l'avait contrainte à abandonner son métier, mais elle ne s'en vantait pas et n'en faisait pas profession, d'ailleurs si elle rendait service, en de rares occasions, à quelque inquiet cyclothymique, elle n'acceptait jamais d'argent mais ne refusait pas une bonne poule de basse-cour ou un panier de cèpes.
Pour ma part, je n'avais jamais recours à ses services: l'avenir ne m'intéresse que quand il devient le présent et qu'il ne va pas tarder à devenir le passé, les surprises, bonnes ou mauvaises viennent en leur temps, il me servirait à quoi de les connaître à l'avance? Je crois qu'elle m’était reconnaissante pour ces visites à but sincèrement amical, que je lui rendais, et j’aimais son côté vieille dame hors-normes.

Commentaires

  1. J'ai 2 suggestions à te faire, mais tout dépend des artistes présent ce jour là.
    Senhor Vinho
    Rua do Meio a Lapa, 18 Lisboa.

    Velho Pateo de Sant'ana
    Rua Dr Almeida Amaral, 6
    1150-138 Lisboa

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  2. Merci, j'ai déjà mes plans pour le prochain départ, mais c'est un vieux fantasme que je garde pour la prochaine fois, j'ai découvert le fado avec le disque de Misia "fado" et sa bouleversante version de la chanson des vieux amants de Brel...

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Allez, sois pas timide!

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