L'invité surprise (2)

Il paraît que du côté de St Paul, vers l'étang, André, André Voisin, tu le connais? il rentrait chez lui, après une soirée avec des potes, et il à vu un ovni passer au-dessus de la route, un truc rond qui brillait, t'y crois, toi? J'eus un soupir las: je crois qu'il était bourré et que lui, on risque pas de le confondre avec un ovni, il dégage pas grand-chose comme lueur... L'autre rit: Ouah! t'es dur, toi!  C'est ma faiblesse, j'ai tendance à dire ce que je pense et ce trait de caractère m'a parfois attiré des ennuis, mais, voilà, je l'aime bien ce trait-là, il fait partie de moi et ça m'ennuierait beaucoup de m'en débarrasser, d'ailleurs j'imagine que ce serait moins dur de m'amputer d'un bras, c'est dire. Cette histoire m'a rappelé mon invité surprise, je l'avais presque oublié, c'est vrai que ce n'est pas la première fois que je partage des spaghetti avec un type un peu bizarre, sauf que celui-là, il était à poil, mais bon, je suis tolérant, chacun son truc. Et puis j'aime bien voyager et donc j'aime bien les voyageurs, je chéris cette idée de jeter aux orties mon quotidien, pour m'en faire un autre, plus loin, bien plus loin. Bosser, ça ne me sert pratiquement qu'à ça, quitte à prendre un mois sabbatique supplémentaire pour en profiter plus longtemps, pendant que d'autres types célibataires comme moi continuent à travailler sans jamais prendre de congés de peur de perdre du fric, mais comme je le disais, chacun son truc, l'argent ne remplace pas la vie mais ça aide...
La vie, c'est un peu comme un pommier, si on n'a pas d'échelle et que le tronc est trop lisse pour grimper, on attrape les fruits à notre portée et parfois même ils sont meilleurs et plus mûrs... Je sais, l'image est hardie mais c'est comme ça que je vis et je ne m'en porte pas plus mal, le bonheur, pour moi, ce sont des choses simples: une bonne conversation avec un ami, un matin plus radieux que les autres ou un jour de pluie que, soudain, je trouve beau, sans bien savoir pourquoi. Je ne rêve pas de choses hors de ma portée et je pratique ce que j'appelle: "le pessimisme positif", je m'attends au pire et, en général, il n'arrive pas ou alors c'est "le moins pire" que ce que j'avais imaginé, et ça me permet de survivre dans ce monde de barjots. Le genre, "je suis un gagnant" ou "j'optimise mes capacités", c'est rien que des trucs pour des gens plus jeunes qui y croient à fond. Si je trouve pour pas cher, une excellente bouteille de Bordeaux rouge, là je suis un gagnant et j'optimise mes capacités, c'est tout. Donc, je dégustais du vin rouge, qui accompagnait un gentil Roquefort et du pain de campagne, vautré sur mon fauteuil, devant l'ordi, j'écoutais un vieux CD d'Enigma, il faisait nuit depuis longtemps, mais je m'en foutais, c'était le week-end, j'optimisais un maximum, je ne pensais à rien du tout et ça c'est le top. C'est là que j'ai entendu frapper à la porte, pas trop fort, juste assez pour être audible, mais je n'ai pas apprécié du tout, j'aime profiter d'instants de solitude quand rien ne cloche et que le temps coule comme une eau claire, sauf que la solitude, en général, ça se savoure seul, non pas que je sois misanthrope, non, je serais plutot un "solitaire convivial", je sais, je suis plein de contradictions, comme disait une vieille qui ne m'aimait pas, la mère de mon ex belle-mère: "c'est son genre de beauté". J'aime bien les gens, pas tous, peut-être, personne ne le peut, à part le Dalaï-Lama, et encore, mais en faisant abstraction de pas mal de choses, je peux même arriver à les comprendre, je fais des efforts inconsidérés pour vivre en société sans me rendre complètement antipathique.Mais j'aime aussi la solitude, c'est une grande amie, qui me porte conseil, veille sur moi et m'aide à apprécier les belles choses et à trouver un sens au simple fait d'exister, en plus de ça, elle n'est pas contrariante. Mais je m'écarte du sujet, donc, un individu frappe à ma porte en pleine nuit et ça sentait les soucis, impossible de faire lâchement le mort, avec la lumière et la musique, mais comme j'habite dans un endroit un peu isolé dans la cambrousse, je me méfie. J'ai réfléchi juste une minute:  Il n'y à rien à voler chez moi, je n'ai pas d'ennemi mortel, enfin, disons que je n'en ai pas qui se pointerait en pleine nuit pour me flinguer,  peut être un de mes rares voisins à t'il besoin d'aide pour refaire le papier peint, ou c'est seulement un psychopathe qui veut m’exploser les entrailles avec un fusil de chasse?
Alors je suis allé ouvrir, avec la même joie que si je montais à l'échafaud, poussé par le bras velu d'un énorme bourreau cagoulé. Je débloque le verrou, ouvre la porte... pas de décharge de chevrotine dans le bide, ni de voisin bricoleur, juste un petit bonhomme gris, avec une grosse tête chauve aux grands yeux noirs mouillés: Salut! il me fait, l'air vaguement jovial, ah tiens, je me suis dit, encore un dépannage, je vais finir par ouvrir un garage, le bouche à oreille ça compte, pour se faire des clients. Vous voulez de l'huile de pépins de raisin? j'ai demandé, comme un qui s'y connait en dépannages d'ovni, le truc gris à fait un bruit qui ressemblait au cri d'un Yorkshire qui s'est pris la queue dans une porte et là je l'ai reconnu: c'est vous? j'ai fait, un peu étonné mais pas plus que ça. Il souriait, ou du moins il essayait: non, non, je n'ai besoin de rien, je viens juste vous faire une petite visite, je ne vous dérange pas au moins? je mentis effrontément: non, absolument pas, un ami ne me dérange jamais! je le prie d'entrer et, la porte refermée, il me regarde un moment avec ce qui aurait pu ressembler à de l'affection dans ses yeux pas trop expressifs: Vous, vous êtes un drôle de spécimen d'humain! il me fait, ou vous êtes totalement idiot ou vous avez des nerfs d'acier!  je le rassurai: je suis totalement idiot, ça doit être pour ça que j'ai des nerfs d'acier. Il me fit le rire de yorkshire: je plaisantais, dit-il, je vous aime bien, vous savez, c'est nouveau pour moi, mais j'avais envie de passer vous voir depuis pas mal de temps, mais bon, le boulot, vous savez ce que c'est? En réalité je ne savais pas trop mais j’acquiesçai tout de même. Vous devez vous douter, reprit-il en prenant un air de conspirateur, que je prends de gros risques en venant ici, normalement les contacts avec les humains sont strictement réglementés... Vous avez peur des maladies? dis-je sans rire, il me jeta un coup d’œil en biais: mais non, vos maladies ne nous sont pas transmissibles, mais puisqu'il faut vous mettre les points sur les i, votre espèce est très agressive, destructrice, en un mot, comme on dit chez vous: malfaisante. et... Hé, dites-donc je lui lançai, un peu énervé, vous êtes venu juste pour m'insulter ou vous me prenez pour un imbécile qui ne connait pas sa propre espèce! d'ailleurs, vous savez, le cannibalisme est une de nos tares récurrentes! Il agita les mains d'une manière comique qui me donna envie de rire mais je voulais rester fâché une minute de plus. Mais non! pas du tout! ne vous vexez pas! je ne parlais pas pour vous, même si votre QI n'est pas au-dessus de la moyenne, vous êtes raisonnablement clairvoyant... Il essayait sans doute d'être aimable et je connais des imbéciles qui l'auraient mal pris, mais je savais qu'il avait raison, en plus, aucun quotient intellectuel de génie n'a jamais contribué à sauver la planète de la connerie! Je le lui dis tel quel, il m'examina, fixant avec intensité ses trop grands yeux noirs sur ma personne et je me sentis comme un vieux meuble dans une brocante dont on dit: une fois bien décapé et réparé il serait pas mal dans l'entrée! il avait l'air songeur, décidément vous êtes un cas, vous! finit il par dire en hochant la tête, je sais, on me l'a déjà dit, répondis-je du tac au tac. Comme s'il se rappelait un truc important, il leva un long doigt gris: Monsieur comment, au fait? dans votre culture, quand on se rencontre il est d'usage de dire son nom, j'avais oublié ce détail. Je peux dire qu'il me l'enlevait de la bouche: Eh bien moi, mes amis m'appellent Jipé, c'est un diminutif de Jean-pierre, mais je n'aime pas ce prénom, et sur ma lancée j'ajoutai: et vous, c'est comment? Il leva les mains, paumes en l'air, une expression désolée sur son étroit visage gris: pour vous, j'ai bien peur que ce soit imprononçable... je pris un ton encourageant: c'est pas grave, allez-y quand même! et il ouvrit la bouche pour en faire sortir une flopée de sons qui allaient du claquement au sifflement avec des gargouillis modulés et des sorte de pets, comme une bulle de chewing-gum qui éclate. Il avait raison, déjà que les langues étrangères à part l'Anglais et un peu d'Italien, j'avais du mal. Pas de problème, dis-je, il m'a semblé vaguement reconnaître un son qui faisait "zeb" alors si vous n'y voyez pas d'inconvénient, pour moi vous serez Zeb, ça vous va? Je pensais qu'il allait rechigner mais il parut satisfait. C'est d'accord, fit-il d'un air enjoué, moi ça me plaît.
En son honneur, je voulais préparer une bolognaise avec les spaghetti, mais quand il à appris qu'il y avait de la bête morte dedans, il à décliné avec horreur et accepté seulement la tomate, surtout qu'avec la sauce chaude, je lui ai précisé que le fromage ferait plus de fils. C'est votre religion qui vous interdit de manger des bêtes mortes? lui demandais-je, friand de coutumes étrangères. Non, absolument pas, mais on ne fait plus ça depuis très longtemps, et puis c'est répugnant! me répondit-il avec une moue bizarre qui devait être dégoûtée, et nous n'avons pas de religion comme vous les concevez, avec des livres sacrés et tout ça, reconnaissez que c'est quand même puéril, toutes ces obligations, ces interdits, ces légendes pour enfants et ces trucs magiques, nous avons beaucoup de mal à imaginer que les humains croient encore à ce fatras d'histoires dont la plupart ont été soit déformées soit inventées par des gens morts depuis très longtemps... Ben là, mon petit Zeb, que j'ai dit, je vais t'étonner mais je suis tout à fait d'accord avec toi, moi, je me suis fait ma propre religion et elle ne m'oblige à rien, juste à pas être un salaud, ça laisse une bonne marge de manœuvre... Il avait mis une tonne de fromage sur ses spaghetti et je versai la sauce tomate dessus, il me regardait faire, fasciné, oui,oui, disait-il en fixant son assiette, la chaleur fait fondre le fromage, le rends plus... ductile! c'était la première fois que j'entendais quelqu'un me dire que le leerdamer pouvait être "ductile". Il touilla ses pâtes avec application et en prit un peu avec sa fourchette, on aurait cru les cordages d'une goélette, avec tout le gruyère râpé qu'il avait mis cela n'avait rien d'étonnant. Oui! s'exclama t'il au comble de l'excitation, c'est exactement ça! c'est magnifique! il prit une grosse bouchée dans sa petite bouche: et f'est délichieux! parvint-il à articuler.
Finalement, je le trouvais bien sympa le gars Zeb, après manger, on s'était assis, j'avais mis de la musique, des variations au piano, de Chopin, il écoutait avec attention, sa grosse tête un peu penchée, au bout d'un moment, il se redressa: vous êtes une espèce fascinante, vraiment, il est difficile de comprendre, même pour nous, qui vous connaissons depuis longtemps, comment certains humains peuvent faire preuve d'une telle sensibilité et d'autres se comporter comme des brutes avides capables d'une cruauté sans limites... T'as mis le doigt dessus, rétorquai-je en adoptant définitivement le tutoiement,( j'ai jamais été fort pour vouvoyer) c'est ça notre problème, mais les brutes sont les plus fortes, les brutes intelligentes se servent des brutes stupides pour garder leur pouvoir et portent les artistes au pinacle pour faire croire qu'elles ont un cœur! Il hocha la tête d'un air entendu: c'est une analyse intéressante quoiqu'un peu schématique, mais quel que soient leurs défauts, vous avez besoin de gouvernants, imaginez si les brutes stupides étaient livrées à elles-même, ce serait le chaos, je ne sais pas si vous le savez mais votre planète est sans cesse, au bord de l'entropie! tiens, v'là autre chose: "l'entropie" Et on à bavassé comme ça un moment, comme des vieux potes, tout en finissant la bouteille de rouge, enfin, surtout moi. J'aurais voulu savoir plus de détails sur lui, sa vie, sa planète, toutes choses en général que l'on cherche à savoir d'un gars qui vient de loin, mais il louvoyait, dérivait sur d'autre sujets, en bref, il n'était pas trop chaud pour se confier, ou alors c'était moi qui était impoli.
Dis donc, Zeb, je finis par lui dire, parce que ça me démangeait depuis un moment, pourquoi tu ne me réponds jamais vraiment quand je te pose des questions personnelles, tu te méfie de moi ou quoi? il parut un peu peiné de ma réflexion: Mais non, pas du tout, mais je ne peux pas vous...il hésita, Te répondre, ça serait trop dangereux pour nous, tu peux comprendre ça? il m'avait tutoyé et ça me faisait vraiment plaisir, il continua: quelqu'un pourrait apprendre notre rencontre, de ton côté ou du mien et ce serait vraiment le bordel! parfois il aimait bien utiliser des mots un peu vulgaires, ça faisait un contraste marrant avec le fromage ductile ou l'entropie qui nous guettait. Il me paraissait un peu parano malgré tout, mais ici, personne ne le croirait, dis-je en tentant de le rassurer, on me prendra pour un dingue, ce qui, d'ailleurs, ne changera pas grand-chose...Ne croit pas ça! rétorqua t'il, avec ce qui ressemblait à une expression sévère sur le visage et il laissa planer un long silence chargé de menaces inconnues. Bon, dis-je au bout d'un moment, pour briser ce malaise qui s'éternisait, et t'as vu un truc bien, au ciné, dernièrement?
Quand est venu le moment de se séparer, devant la porte, j'ai mis ma main sur l'épaule étroite de Zeb, je ne sais pas si c'est autorisé chez lui, mais j'ai des excuses, je suis un représentant d'un peuple primitif, et puis j'ai voyagé moins loin que lui, je ne connais pas tous les usages. Avec sérieux,  je l'assurai de ma bonne foi: tu sais, je ne ferai jamais rien qui puisse te nuire, même si cela me cause des problèmes, ce serait dommage d'avoir déjà un incident diplomatique. il me jeta un regard plein de reconnaissance: Merci, je te crois, mais je ne pourrais pas revenir avant un bout de temps... il ajouta l'air triste, si je reviens... et comme je devais faire une tête de cocker malade il crut bon de dire encore: mais je ferais mon possible... alors, à un de ces jours, il jeta un œil dehors, au cas ou, et s'en fut dans la nuit après m'avoir longuement serré la main dans ses long doigts un peu froids. Je restai tout seul, et pour une fois, la solitude me parut moins sympa que d'habitude.
(encore à suivre...)

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Allez, sois pas timide!

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